Cet article se penche sur le dernier ouvrage d’Albert Moukheiber, intitulé Neuromania (Allary Editions), une œuvre captivante qui invite le lecteur à examiner le cerveau sous un angle critique et nuancé, loin des simplifications médiatiques et des interprétations sensationnelles qui envahissent trop souvent le discours public.
Au fil des pages, l’auteur nous engage à reconsidérer ce que nous croyons savoir sur le cerveau et ses capacités, démystifiant certaines idées reçues tout en ouvrant la voie à une réflexion plus mature sur ce que les neurosciences peuvent vraiment nous apprendre à un niveau individuel mais aussi et surtout collectif. C’est un livre que j’ai parcouru avec un plaisir immense, et je ne peux que le recommander à tous ceux qui, fascinés par l’esprit humain.

Présentation de l’auteur
Albert Moukheiber est docteur en neurosciences cognitives et psychologue. J’ai eu la chance de découvrir son travail en 2019, à la publication de son premier essai “Votre cerveau vous joue des tours”.
Aux côtés d’autres neuroscientifiques, il crée l’association Chiasma, dédiée à organiser des conférences et ateliers visant à éclairer les mécanismes cérébraux qui façonnent nos raisonnements et notre perception du monde.
Neuromania : Le vrai du faux sur votre cerveau
En préambule, l’auteur propose une brève histoire des représentations du cerveau, revisitant les premières tentatives d’explication de cet organe complexe. Il met en lumière le rôle de la philosophie cartésienne et son réductionnisme, alliés à une vision mécaniste du corps, comme socle d’avancées scientifiques remarquables. Ce cadre, bien qu’il ait permis des progrès inestimables, constitue également l’un des obstacles majeurs de la pensée contemporaine.
En effet, ces conceptions se sont si profondément enracinées dans l’imaginaire collectif qu’elles continuent d’orienter non seulement les perceptions du grand public, mais aussi les travaux de nombreux chercheurs.
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Albert Moukheiber relate par la suite 4 croyances principales implantées qui nous orientent encore aujourd’hui :
- Le cerveau est l’organe responsable de notre identité et c’est lui seul qui est chargé de piloter notre corps.
- Nos capacités sont localisées dans notre cerveau, autrement dit il existe des aires responsables des différentes fonctions psychologiques et physiologiques que nous possédons.
- Ces fonctions peuvent être mesurées et nous pouvons ainsi évaluer nos capacités.
- Le cerveau humain ne serait pas très différent que celui des autres animaux
Neuromythes
Les neuromythes sont des croyances erronées sur le fonctionnement du cerveau, issues d’une simplification excessive de découvertes neuroscientifiques. Souvent descriptives à l’origine, ces découvertes sont transformées en explications simplistes, généralement au service d’intérêts commerciaux ou idéologiques. Ces mythes, bien qu’attrayants, peuvent nuire à notre compréhension réelle des processus cognitifs et influencent parfois de façon inappropriée des pratiques en éducation, en politique, en santé…
L’auteur explore divers neuromythes, comme la vision localiste du cerveau, qui suppose que chaque région cérébrale correspond strictement à une fonction, ou la théorie des deux cerveaux, où le cerveau gauche serait rationnel et analytique, tandis que le cerveau droit serait créatif et artistique. Il aborde également la théorie du cerveau triunique, qui postule une hiérarchie entre des structures cérébrales primitives et des régions plus « évoluées ».
De nos jours, les neurosciences réfutent ces modèles : la majorité des chercheurs s’accordent à dire que le cerveau fonctionne selon une organisation distribuée, dans laquelle toutes les régions interagissent au sein de réseaux neuronaux complexes, modulant leur implication selon les besoins. Contrairement aux conceptions simplistes, le cerveau ne s’est pas développé par strates superposées, comme des couches géologiques. Son évolution est bien plus chaotique et non linéaire, se caractérisant par des adaptations successives et des modifications de structures existantes.
L’évolution des systèmes cérébraux à travers les espèces résulte donc d’ajustements souvent imprévisibles, mêlant chemins parallèles, impasses et recombinaisons, sans qu’il soit possible (à l’heure actuelle) d’identifier clairement des étapes marquant l’émergence de zones spécifiques.
“Comme c’est souvent le cas avec de nouvelles données, le passage entre la recherche et la communication au grand public ne s’est pas très bien passé, les découvertes sur la latéralisation ont muté en un système binaire qui oppose nos capacités analytiques et nos capacités créatives.”
Les limites de l’imagerie cérébrale
Dans Neuromania, Albert Moukheiber souligne également plusieurs limites actuelles de l’imagerie cérébrale, qui, bien qu’utile et fascinante, est souvent surestimée en tant qu’outil explicatif du comportement humain et de la pensée.
Afin de comprendre les limites de l’irm fonctionnel, il est déjà essentiel de savoir à peu-près comment celui-ci fonctionne. Cette technique repose sur l’observation des variations de débit sanguin dans le cerveau.
Quand une région cérébrale est plus active, elle consomme davantage d’oxygène, et le flux sanguin augmente localement pour répondre à cette demande. L’IRMf mesure ces fluctuations en détectant les différences de magnétisation entre les régions riches en oxygène et celles qui le sont moins. Ces changements permettent de cartographier l’activité cérébrale à une échelle temporelle limitée, car il faut plusieurs secondes pour observer ces variations sanguines.
Les images fournies ne désignent donc pas directement une activité élevée de zones particulières, pas plus qu’elles ne signifient que le reste du cerveau est inactif. L’irm mesure donc le signal BOLD (blood oxygen level dependent) , néanmoins les aires qui apparaissent activées lors d’une action ou une pensée ne sont pas nécessairement liées à celle-ci, ou non exclusivement.
Il est donc nécessaire d’effectuer une “soustraction cognitive”, multiplier et croiser les expériences dans le but d’éliminer toutes informations “parasites”.
Comme l’explique l’auteur : “ Cela revient à isoler un signal dans un océan de bruit”
L’IRM fonctionnelle ne fournit donc pas un enregistrement direct de l’activation cérébrale lors de l’exécution d’une tâche spécifique, mais plutôt une modélisation rétrospective de la probabilité d’implication d’une région cérébrale dans cette tâche. Ainsi, les couleurs visibles sur les images d’IRM fonctionnelle ne représentent pas une intensité d’activité neuronale, mais reflètent une estimation probabiliste de l’engagement d’une zone cérébrale. Cette distinction souligne que les résultats obtenus doivent être interprétés avec prudence et ne peuvent pas être considérés comme des preuves définitives de l’implication fonctionnelle des régions cérébrales observées.
En plus de cela, l’auteur observe trois difficultés technique et méthodologique :
Précision limitée : La résolution spatiale de l’IRM fonctionnelle reste grossière en comparaison avec la complexité des structures cérébrales. Moukheiber utilise une métaphore frappante pour illustrer ce point : cela revient à essayer de détailler l’architecture de Paris en photographiant la Terre depuis la Lune avec un téléphone. Les images obtenues manquent de finesse, ne permettant pas de saisir les microcircuits neuronaux à l’œuvre ni les variations subtiles dans l’activité des cellules nerveuses.
Lenteur de la réponse sanguine : L’IRM fonctionnelle mesure indirectement l’activité neuronale en suivant les fluctuations du débit sanguin cérébral. Cependant, cette réponse hémodynamique est beaucoup plus lente que les échanges chimiques qui se produisent en temps réel dans les neurones. Ainsi, l’IRM ne capture pas l’activité neuronale instantanée, mais offre une vision décalée dans le temps, ce qui limite notre compréhension des dynamiques cérébrales rapides, essentielles pour saisir la complexité des processus mentaux.
Complexité de l’analyse des données : Interpréter les données de l’IRM fonctionnelle nécessite des modèles statistiques avancés et une connaissance approfondie des probabilités. Ces données sont volumineuses et bruyantes, rendant l’analyse particulièrement ardue. En effet, distinguer un signal pertinent d’un bruit de fond exige une rigueur extrême, et les conclusions obtenues sont souvent sujettes à interprétation, voire à des biais.
Ces limites soulignent que, même si l’imagerie cérébrale est un outil précieux, elle ne doit pas être considérée comme une « fenêtre » directe et infaillible sur l’esprit humain. Selon l’auteur : “ l’irmf nous donne donc plus une illusion de connaissance qu’une connaissance réelle sur notre fonctionnement.”
Neurosciences et développement personnel : entre science et dérives
Selon l’auteur, le développement personnel, qui emprunte de plus en plus aux neurosciences, soulève des questions de fond. En effet, la séduction des explications neuroscientifiques est souvent exploitée par des pseudos-experts qui instrumentalisent les sciences cognitives pour vendre des solutions simplistes, voire erronées. Ces discours très souvent fallacieux, au-delà de leur impact économique, peuvent entraîner des malentendus profonds sur le fonctionnement de notre cerveau et même créer des problèmes, tant au niveau individuel que sociétal.
Les sciences cognitives elles-mêmes sont encore loin de fournir des réponses définitives. Nous sommes dans un champ que l’on pourrait qualifier de pré-paradigmatique, où les théories sont en pleine construction. Cette recherche en mouvement explore de multiples pistes, rendant possibles des interprétations variées, et donc plus propices à la projection de croyances. Dans ce contexte, les neurosciences deviennent un support idéal pour projeter des visions du monde qui, bien que séduisantes, ne reposent pas toujours sur des bases très solides.
Émotion et raison : une opposition dépassée
Une autre confusion fréquente, qui semble ancrée depuis l’Antiquité, est la prétendue opposition entre émotion et raison.
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Cette vision binaire est aujourd’hui désuète : il est difficile même de définir précisément ce qu’est une émotion, et les connaissances modernes montrent que pensée et émotion sont interconnectées. Le concept de “cognition incarnée”, qui souligne l’interaction continue entre corps et esprit, s’avère bien plus pertinent pour comprendre nos processus mentaux.
Pour illustrer cette idée, l’auteur s’appuie sur la recherche autour de la douleur, qui a longtemps été mal comprise. La douleur n’est pas une simple réaction physique ; elle est influencée par des facteurs émotionnels, contextuels et cognitifs. La prise de conscience de cette complexité a changé notre vision de la douleur et de nombreux autres phénomènes psychologiques.
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Les défis des neurosciences : du réductionnisme à la complexité intégrée
L’histoire des neurosciences est passionnante, faite d’hypothèses, de tâtonnements et de découvertes. Pour progresser, les chercheurs ont longtemps suivi un modèle réductionniste, divisant les phénomènes pour les analyser et découvrant ainsi les neurotransmetteurs, les synapses, et bien d’autres composants cérébraux essentiels.
Mais aujourd’hui, les neurosciences font face à un défi majeur : réussir à réunir tous ces éléments en une vision intégrée. Car si le réductionnisme a permis de décrypter de nombreux mécanismes, il alimente aussi des discours simplificateurs, transformant les neurosciences en arguments d’autorité pour appuyer des croyances ou des idéologies.
Pour l’auteur, de tels discours attribuent parfois toute la responsabilité de nos comportements à notre seul cerveau, omettant le rôle crucial du corps et du contexte social dans lequel nous évoluons.
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Naviguer dans ce paysage demande donc de rester vigilant face aux réponses réductrices. Nous ne sommes pas réductibles à notre cerveau ; celui-ci est incarné dans un corps, lequel est lui-même en interaction avec une réalité complexe.
Vers une approche pluridisciplinaire et collaborative
Les données des neurosciences, souvent présentées au grand public, ne sont en réalité bien souvent que descriptives. Les vulgarisateurs qui en tirent des conclusions explicatives ignorent parfois les limites de notre compréhension actuelle. Il est essentiel d’accepter ces limites, de se concentrer sur les connaissances établies, et d’agir en conséquence sur les paramètres sur lesquels nous avons réellement un impact.
Une démarche scientifique sérieuse et constructive doit dorénavant intégrer les savoirs de diverses disciplines. Sociologie, anthropologie, psychologie, sciences sociales, linguistique, philosophie, économie etc… : toutes ces perspectives sont indispensables pour construire une compréhension profonde de l’esprit humain. Il est alors temps de favoriser le dialogue interdisciplinaire, car c’est en unissant nos connaissances que nous pourrons avancer de manière bien plus éclairée.
En conclusion, Neuromania a été une lecture passionnante et enrichissante, où l’auteur parvient à naviguer avec brio entre clarté et complexité. Son approche limpide, humble, sans jamais tomber dans la simplification, éclaire les enjeux profonds des neurosciences contemporaines. En remettant le collectif au centre des réflexions, l’auteur souligne l‘importance du contexte, rappelant que notre compréhension de l’esprit humain ne peut être dissociée de l’environnement social et culturel dans lequel nous évoluons. À une époque où l’individualisme semble prédominer, cette perspective est non seulement rafraîchissante, mais aussi essentielle pour appréhender la profondeur de notre expérience humaine.
Sylvain Gammacurta
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