La culture moderne, marquée par des transformations économiques, sociales et technologiques rapides, semble en apparence offrir la promesse d’une liberté individuelle accrue et d’un épanouissement personnel. Pourtant, cette promesse se trouve selon moi de plus en plus remise en question par de nombreuses recherches en psychologie et en sociologie*, qui soulignent les effets pervers de ces évolutions sur la santé mentale et le bien-être collectif.
Loin de céder à la nostalgie d’un passé idéalisé ou de sombrer dans l’idée simpliste du « c’était mieux avant », il est néanmoins crucial d’examiner avec lucidité les impacts profonds de la culture moderne sur notre santé mentale et notre bien-être collectif.
Aujourd’hui, l’accent mis sur l’individu et son développement personnel à travers des pratiques comme la méditation, le coaching de vie, l’hypnose ou encore le travail sur soi occulte souvent une réalité bien plus complexe : les structures économiques, politiques et sociales dans lesquelles nous évoluons façonnent profondément notre bien-être, souvent de manière insidieuse et délétère.
La montée de l’individualisme et ses effets psychologiques
Dans nos sociétés contemporaines, l’individualisme est devenu une valeur centrale. Cette focalisation sur l’autonomie et la responsabilisation impose à l’individu la responsabilité exclusive de son propre bien-être, ignorant trop souvent le rôle structurant des inégalités sociales et économiques.
La théorie sociologique de l’individualisation, popularisée par Ulrich Beck et Zygmunt Bauman, souligne cette tendance à responsabiliser l’individu pour des problèmes qui relèvent en réalité d’un contexte social beaucoup plus large. Selon Bauman, « nous vivons en effet dans un monde d’un individualisme est si exacerbé que chacun recherche son bien-être, et ce quel que soit le prix pour la communauté. »
C’est l’hypothèse de base de la thèse de l’individualisation : la libération des individus (des classes moyennes) des contraintes culturelles et structurelles fait qu’ils doivent réflexivement façonner « leurs propres biographies« .
L’article de P.Hanlon et S.Carlisle (Is Modern Culture Bad for Our Health and Well-being?, 2009) met en lumière les effets dévastateurs de la montée de l’individualisme et du déclin des structures sociales traditionnelles telles que la famille et la communauté. Selon leur étude, l’individualisation croissante de la vie quotidienne et les pressions consuméristes exacerbées contribuent de manière significative à l’endettement et à une vulnérabilité accrue, particulièrement chez les jeunes générations, exposées à une culture qui valorise l’instantanéité et la possession matérielle.
Cette obsession pour l’instantanéité, couplée à la comparaison sociale, s’est intensifiée avec l’essor des réseaux sociaux. Ce que j’appelle « l’effet Tantale » illustre parfaitement ce phénomène. Dans la mythologie grecque, Tantale, condamné à un supplice éternel, voyait ses désirs constamment frustrés : chaque fois qu’il s’approchait d’un fruit ou d’une source d’eau, ceux-ci disparaissaient. De même, dans nos sociétés, le bonheur semble toujours à portée de main mais échappe constamment à ceux qui tentent de l’atteindre, nourrissant ainsi une frustration permanente.
La pression de la performance et la quête du bien-être
Les recherches en psychologie confirment apparemment l’impact néfaste de cette culture de la performance individuelle. Les travaux de Richard Ryan et Edward Deci autour de la Self-Determination Theory montrent que la quête de satisfaction des besoins psychologiques fondamentaux (autonomie, compétence et relations sociales) est compromise dans une société qui privilégie la compétition et l’accumulation matérielle. Le résultat est une érosion du bien-être, particulièrement chez ceux qui peinent à atteindre ces normes rigides de réussite.
La théorie de l’autodétermination (acronyme TAD en français ou SDT pour Self-Determination Theory en anglais) est une macro-théorie qui propose différents modèles complémentaires permettant de mieux comprendre les mécanismes de la motivation humaine. Elle focalise en particulier son attention sur le degré d’auto-motivation et d’auto-détermination dans le cadre d’un comportement donné. Le degré d’auto-détermination est le degré d’autonomie et de persévérance dont fait preuve un individu dans l’exécution d’une activité ou d’un comportement, en « l’absence » de facteurs dit contraignants (motivation intrinsèque vs motivation extrinsèque).
Or les performances d’un individu sont encore trop souvent considérées comme relevant uniquement de la responsabilité de l’individu lui-même, indépendamment du contexte dans lequel il évolue. Cela ouvre la voie à un flot d’injonctions à toujours être plus performant et productif, sans jamais remettre en question le cadre même dans lequel cette performance est exigée.
Cette pression de la performance est également perceptible dans le domaine thérapeutique avec ce principe du « tout tout de suite ». Les thérapies brèves, par exemple, gagnent du terrain sous la pression d’une culture qui valorise des résultats immédiats. En tant que praticien en hypnose, je constate de plus en plus cette demande de solution rapide. Bien que certaines séances puissent effectivement apporter des améliorations rapides, cette quête de l’immédiateté peut aussi provoquer une frustration, notamment lorsque les attentes sont irréalistes et que l’abandon survient rapidement. Il est vrai que la réussite en une seule séance peut parfois se produire, mais il est important de rappeler que, au-delà de l’expertise du praticien ou de la « réceptivité » du sujet, de nombreux paramètres et facteurs confondants peuvent intervenir (comme l’effet de prophétie autoréalisatrice, le travail préparatoire, le contexte familial ou professionnel, la concomitance d’effets positifs, ou simplement l’action du temps).
« Les émotions, la créativité, la productivité, la personnalité, la raison, sont encore trop souvent vue comme des fonctions mesurables quantitativement et qualitativement, parfois opposées, chez chaque individu, indépendamment du contexte dans lequel il évolue. Ce qui ouvre la porte à une cohorte d’injonction à être plus performants, efficaces et productifs, sans jamais questionner le cadre dans lequel nos performances s’établissent. » Albert Moukheiber, docteur en neurosciences et psychologue clinicien dans son dernier livre Neuromania, p.92.

La culture moderne est-elle néfaste pour notre santé et notre bien-être ?
L’impact des inégalités sociales sur le bien-être
Malgré cette responsabilisation accrue des individus, il est alors essentiel de ne pas sous-estimer l’impact des inégalités sociales sur le bien-être collectif. De nombreuses études montrent que les sociétés les plus inégalitaires souffrent de taux plus élevés de problèmes de santé mentale, de criminalité et de toxicomanie. Dans l’ouvrage The Spirit Level (2009), Richard Wilkinson et Kate Pickett démontrent que les sociétés fragmentées par les inégalités sont également les plus malheureuses. Ces conclusions corroborent l’étude de Hanlon et Carlisle, où les participants soulignent que « les tendances socioculturelles contemporaines élargissent les écarts entre les riches et les pauvres », exacerbant ainsi les problèmes de santé mentale parmi les populations les plus vulnérables.
Ce phénomène est renforcé par une forme de « violence symbolique », concept introduit par Pierre Bourdieu, qui désigne l’imposition de normes et de valeurs dominantes comme étant universelles. Dans cette logique, la réussite matérielle et la performance professionnelle deviennent des impératifs incontournables, créant chez ceux qui n’y parviennent pas un sentiment d’échec personnel, alors même que ces standards sont façonnés par des dynamiques sociales la plupart du temps inégalitaires sous des aires de méritocratie.
Bon nombre d’étude corrobore ces propos, comprendre un comportement n’est pas possible lorsqu’il est pris hors de son contexte. L’article The Life of Behavior, développe l’idée que la compréhension du comportement ne doit pas uniquement se limiter aux interactions neurales ou aux réponses physiologiques de l’individu, mais doit également inclure l’influence de l’environnement physique, social, économique et culturel etc… Les comportements des êtres ne surgissent jamais dans un vide stérile mais sont façonnés par une boucle complexe d’interactions indissociables entre l’individu et son milieu.
Les auteurs de l’article introduisent trois principes fondamentaux pour appréhender selon eux le comportement : la matérialité, l’agence et l’historicité.
Ce cadre conceptuel souligne à quel point les aspects physiques, l’environnement ainsi que les choix et les expériences individuelles façonnent les comportements. Il montre par exemple que les animaux (et par extension les humains) adaptent leurs actions en fonction de leur histoire personnelle et des particularités de leur environnement immédiat. Ainsi, pour comprendre pleinement un comportement, il est essentiel d’intégrer les dimensions sociales et culturelles qui entourent l’individu, car elles influencent directement les réactions et choix de celui-ci.
Cette approche holistique, loin des approches strictement réductionnistes, plaide pour que les sciences comportementales incluent des éléments contextuels plus larges. Ignorer ces facteurs revient à négliger une part essentielle de ce qui définit le comportement et donc l’expérimentation de la vie des individus.
Résilience collective et réinvention du bien-être
Pourtant, dans ce contexte de déstructuration des soutiens traditionnels, il reste possible de résister et de redéfinir les normes de réussite. La marchandisation de la vie moderne ne s’impose pas sans opposition, et les individus, même dans des situations oppressives, peuvent réagir de manière créative. L’étude de Hanlon et Carlisle montre que la résilience psychologique et émotionnelle peut être renforcée par des collectifs et des communautés, permettant de recréer du lien social et de redonner du sens à la solidarité.
Cette observation nous amène à repenser notre conception du bien-être. Au lieu de le voir uniquement à travers la quête individuelle et le développement personnel, il serait plus pertinent de l’envisager comme un projet collectif, ancré dans la justice sociale. Une société plus égalitaire, moins centrée sur la consommation, et plus orientée vers le soutien mutuel, favoriserait un bien-être plus durable pour tous. Comme le rappellent Wilkinson et Pickett, « l’amélioration matérielle des conditions de vie ne suffira pas si l’on néglige les effets subtils mais pernicieux de la culture contemporaine, tels que l’isolement et la compétitivité ». Cela sera également une avancée majeure pour l’écologie.
Conclusion : Repenser la responsabilité du bien-être
« L’accent mis sur la recherche et la description de « structures de connaissances » qui se trouvent quelque part « à l’intérieur » de l’individu nous incite à négliger le fait que la cognition humaine est toujours située dans un monde socioculturel complexe et qu’elle ne peut pas ne pas être affectée par ce dernier. »
Edwin Hutchins, chercheur en sciences cognitives et auteur de Cognition in the Wild
En conclusion, bien que la culture moderne mette en avant l’individualité et le travail sur soi comme solutions aux problèmes de bien-être, cette approche néglige trop souvent le rôle crucial des structures économiques et sociales dans la formation de notre qualité de vie. La focalisation excessive sur l’individu, au détriment d’autres facteurs pourtant cruciaux, conduit à une souffrance accrue pour les plus vulnérables. Il est donc urgent de réintroduire une réflexion collective sur le bien-être, en plaçant les valeurs de solidarité, de justice sociale et de soutien communautaire au cœur de nos préoccupations.
L’avenir de notre santé mentale et de notre bien-être dépendra également de notre capacité à repenser les structures qui nous entourent. Si la responsabilisation individuelle reste importante, peut-on vraiment s’épanouir dans un système qui privilégie la compétition et exacerbe les inégalités ? Et si le véritable bien-être ne résidait pas dans une quête individuelle, mais dans une transformation collective des valeurs et des structures qui façonnent nos vies ?
Sylvain Gammacurta
Sources et Références :
- Hanlon, P., & Carlisle, S. (2009). Is ‘modern culture’ bad for our health and well-being?. Global Health Promotion, 16(4), 32-39.
- Wilkinson, R., & Pickett, K. (2009). The Spirit Level: Why More Equal Societies Almost Always Do Better. Allen Lane.
- Ryan, R. M., & Deci, E. L. (2000). Self-determination theory and the facilitation of intrinsic motivation, social development, and well-being. American Psychologist, 55(1), 68-78.
- Bauman, Z. (2001). The Individualized Society. Polity Press.
- Albert Moukheiber, Neuromania 2024
- Bourdieu, P. (1979). La Distinction: Critique sociale du jugement. Les Éditions de Minuit.
- The life of Behavior, Alex Gomez Marin, Ghazanfar Volume 104, Issue 1, 9 October 2019, Pages 25-36