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L’erreur de Descartes, La raison des émotions par Antonio R. Damasio

Cet ouvrage porte sur l’aspect neurologique des émotions et sur leurs implications dans la prise de décision et les comportements sociaux pour le meilleur mais aussi pour le pire.

Un essai qui date de 1994 (et préface de la nouvelle édition en 2005)  mais qui reste selon moi un des écrits de référence concernant la relation qui existe entre l’émotion et la raison. Son auteur, António Rosa Damásio est né le 25 février 1944 à Lisbonne, est un médecin, professeur de neurologieneurosciences.

L’erreur de Descartes par Antonio Damasio, Sylvain Gammacurta

Raisonnement et émotion : 

L’auteur, directeur de l’institut pour l’étude neurologique de l’émotion, avance l’hypothèse dite des marqueurs somatiques, selon laquelle l’émotion participe activement à la raison et qu’elle peut assister le processus du raisonnement au lieu de nécessairement le déranger comme on le suppose couramment.

“On m’avait appris dès le plus jeune âge qu’on ne pouvait prendre de sage décision que dans le calme; autrement dit, on m’avait enseigné que les émotions et la raison ne pouvaient pas plus se mélanger que l’eau et l’huile.”

Le raisonnement nous donne la possibilité de penser intelligemment avant d’agir intelligemment mais les émotions peuvent à elles seules résoudre bien des problèmes que pose notre environnement, mais pas tous. 

Comment le raisonnement a t’il alors évolué chez les espèces complexes ? Selon l’auteur, le système de raisonnement est en fait une extension du système émotionnel automatique

Une importance primordiale dans la cognition sociale :

Les observations rassemblées sur les patients ont également donné lieu à une autre idée importante développée dans ce livre, à savoir que les systèmes cérébraux qui sont conjointement engagés dans l’émotion et la prise de décision sont en général impliqués dans la gestion de la cognition sociale et du comportement.

La faculté de raisonnement n’est donc pas aussi pure que ce que nous pensons, les émotions ne sont pas du tout des éléments perturbateurs pénétrant de façon inopportune dans la tour d’ivoire de la raison : autrement dit, il est probable que la capacité d’exprimer et de ressentir des émotions fasse partie des rouages de la raison pour le pire et le meilleur. 

L’incapacité d’exprimer et ressentir des émotions est donc susceptible d’avoir des conséquences graves sur la prise de décision et le raisonnement en général, en nous éloignant de l’accord avec nos projets personnels, les conventions sociales et les principes moraux. L’émotion, bien qu’elle puisse parfois nous induire en erreur (et l’auteur ne manque pas de le souligner à mainte reprise) nous aide à accomplir la tâche redoutable consistant à prévoir un avenir incertain et à programmer nos actions en conséquence (émotions anticipatoires et anticipées).

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Du cortex préfrontal à l’hypothalamus et au tronc cérébral, de nombreux centres cérébraux de “hauts” et de “bas niveaux » concourent au fonctionnement de la faculté de raisonnement.

De leur côté, ces niveaux “inférieurs” sont en contact direct avec pratiquement tous les organes du corps, inscrivant ainsi ces derniers directement au sein de la série des processus qui sous-tendent l’exercice de la raison et du jugement, même à plusieurs hauts degrés et par extension la mise en oeuvre des comportements sociaux et de la créativité.

Se séparant des conceptions neurobiologiques courantes, l’auteur avance l’idée que les circuits neuronaux qui sont à la base de la perception des émotions ne sont pas seulement localisés dans ce que l’on appelle le système limbique mais qu’il figurent aussi dans certaines parties du cortex préfrontal mais aussi et c’est le plus important, dans les régions du cerveau où se projettent et où sont intégrés les signaux en provenance du corps.

L’importance du corps : 

L’auteur se représente la perception des émotions à la manière de l’observation depuis une fenêtre, d’un paysage continuellement changeant, dans lequel figurent des objets en mouvement, plus ou moins lumineux et plus ou moins bruyants. Ce paysage est en fait le corps, il présente une structure constituée par la distribution dans l’espace de ces objets, ce sont les organes internes (cœur poumons intestin muscles) et il est caractérisé par un état, c’est la luminosité et les bruits que ces objets émettent, signaux qui traduisent leur état fonctionnel à chaque moment. 

En gros, la perception d’une émotion donnée correspond à l’information sensorielle provenant d’une certaine partie du paysage corporel à l’instant T.

Dans cette perspective, la capacité de percevoir des émotions représente un mécanisme permettant de détecter la bonne ou la mauvaise adéquation entre l’adaptation de l’organisme et les circonstances extérieures.

Et en ce qui concerne ses adaptations, l’auteur envisage aussi bien celles dont l’être humain est génétiquement doté à la naissance, que celle qu’il a acquises durant son développement individuel, par le biais des interactions avec son environnement physique et social, qu’elles aient été volontaires ou non. 

Exprimer et ressentir des émotions nous permet donc de nous orienter par rapport à nos dispositions internes, et nous aide à communiquer aux autres des indices qui peuvent aussi les aiguiller dans leurs interactions avec nous. 

La perception des émotions est à la base de ce que les êtres humains appellent depuis des millénaires l’âme ou l’esprit. 

Le corps, par le biais de sa représentation cérébrale, constitue sans doute l’indispensable cadre de référence de ces processus neuraux dont nous éprouvons la mise en œuvre comme celle de notre esprit. Notre organisme, et non pas quelques réalités externes est  pris comme base pour la représentation que nous nous formons en permanence du monde et de notre “moi”, dans le contexte de notre vécu, nos pensées les plus élevées et nos actes les meilleurs, nos plus grandes joies et nos plus profondes peines, ont notre corps pour aune.

Corps et cerveau interagissent très fortement avec l’environnement, via les mouvements et les cinq sens. Ce qui nous place en mesure d’interpréter les messages arrivant dans les cortex sensoriels fondamentaux, et donc de formuler des stratégies de raisonnement et de prise de décision. Ainsi selon l’auteur, le fait d’exister précède celui de penser, contrairement à ce qu’indique la pensée cartésienne du fameux : « Je pense, donc je suis ».

Antonio Damasio fournit plusieurs exemples de cette interdépendance cerveau-corps.

Des modulations émotionnelles telles que la tristesse et l’anxiété peuvent altérer la régulation des hormones sexuelles, entraînant non seulement des changements dans le domaine des pulsions sexuelles, mais également dans celui du cycle menstruel. Ou encore, un état affectif de deuil peut entraîner un affaiblissement du système immunitaire, pouvant parfois mener à la survenue de certaines maladies.

La fin du dualisme corps-esprit : 

À partir de la référence fondamentale fournie en permanence par le corps, l’esprit peut ensuite se rapporter à beaucoup d’autres choses, réelles et imaginaires.

Cette troisième thèse s’appuie sur les notions suivantes : 

  • Le cerveau humain et le reste du corps constituent une entité globale, dont le fonctionnement intégré est assuré par des circuits de régulation neuraux et biochimiques mutuellement interactifs.
  • L’organisme interagit avec l’environnement en tant que tout : l’interaction n’est pas le seul fait du corps, ni le seul fait du cerveau.
  •  Les processus physiologiques émanent de ce tout, fonctionnel et structural, et non pas seulement du cerveau. Les phénomènes mentaux ne peuvent être pleinement compris que dans le contexte de l’interaction de la totalité de l’organisme avec l’environnement. 

Le cas de Phineas Gage :  

Afin d’étayer ses propos, l’auteur se base tout d’abord sur le cas d’un certain Phineas Gage. Cet homme lors d’un accident s’est retrouvé avec une barre de six kilos, mesurant dix mètres avec un diamètre de trois centimètres lui perforant le crâne. 

Malgré la gravité d’une telle blessure, Gage n’eut par la suite que très peu, si ce n’est aucune séquelle au niveau du langage, de la motricité, de ses sens ou de la mémoire, néanmoins la personnalité de celui-ci fut complètement altérée.

Après l’accident, il n’a plus pris en compte les conventions sociales, a ignoré la “morale” et pris des décisions qui ne servaient pas au mieux ses intérêts.

Il n’a plus semblé se préoccuper de son avenir et n’a plus montré signe de prévoyance.

En bref “l’équilibre entre ses facultés intellectuelles et ses pulsions” avait été aboli.

Le cas de Gage enseignait que pour suivre les conventions sociales, se comporter selon les règles de la morale et prendre des décisions allant dans le sens de sa propre survie, il était non seulement nécessaire de posséder à l’état intact certains systèmes neuraux spécifiques au sein du cerveau.

Par la suite l’auteur s’appuie sur bien d’autres cas, plus ou moins détaillés au fil de l’ouvrage.

Émotions primaires et secondaires : 

Il y a environs un siècle, William James a avancé une hypothèse vraiment étonnante sur la nature des émotions et des sentiments : 

“Si nous essayons de nous représenter une émotion très forte, puisque nous nous efforçons de faire disparaître de notre conscience toutes les impressions correspondants à sa traduction corporelle, nous constatons qu’il ne reste rien, aucun matériau mental à partir duquel se représenter l’émotion en question, et à la place on perçoit de façon intellectuelle, qu’un état neutre et froid.”

Contrairement à James, Damasio se permet de distinguer deux types d’émotions. D’abord, les émotions primaires, que nous ressentons très tôt dans la vie, et dont l’expression ne requiert sans doute pas plus qu’un “mécanisme innées/préprogrammé” ‘développé par James : joie, colère, tristesse, peur, dégoût… Qui sont traitées par une structure faisant partie du système limbique (amygdale/cortex cingulaire antérieur par exemple). 

Ensuite, Damasio identifie les émotions que nous éprouvons en tant qu’adultes, dont le mécanisme est élaboré progressivement qu’il nomme émotions secondaires pour venir compléter la palette des réactions possibles. Nous pouvons y trouver l’euphorie, l’extase, la mélancolie, le remords, l’embarras ou le désenchantement  Elles sont traitées par le néocortex et se manifestent à partir du moment où l’on commence à percevoir des émotions et établir des rapports systématiques entre d’une part, certains types de phénomènes et de situations et, d’autre part, les émotions primaires.

Le neurobiologiste estime que la perturbation concernant les patients souffrant de lésions préfrontales touche aux émotions secondaires. Ils peuvent exprimer des émotions primaires, c’est pourquoi, au premier abord, leur réactivité émotionnelle peut sembler intacte. 

S’ajoute à ces émotions une perception de l’arrière-plan du corps, qui est celle de la vie elle-même, de la sensation d’être, dont les états sont moins variés que ceux des émotions. Cette perception correspond plutôt à l’état du corps tel qu’il se présente entre les émotions : elle s’apparente au concept d’humeur, plus ou moins bonne. 

Selon Damasio, les représentations fondamentales du corps en train d’agir constituent un cadre spatial et temporel sur lequel les autres représentations s’appuient. Elles jouent aussi un rôle dans le phénomène de la conscience, ou ce que l’auteur appelle “la base neurale du moi”.

Les marqueurs somatiques :

Damasio formule l’hypothèse des “marqueurs somatiques”, à savoir une réaction du corps qui fait office de signalement d’un danger et incite à rejeter automatiquement telle option afin de s’orienter sur d’autres alternatives et inversement avec un stimuli positif.

Fait important, les marqueurs somatiques accroissent la vitesse et l’efficacité du processus de décision. Ils représentent un cadre particulier de la perception des émotions secondaires, d’une importance capitale dans le cadre des relations interpersonnelles et lorsqu’on doit prendre une décision aux conséquences immédiates négatives, mais positives sur le long terme. 

Au même titre que les émotions secondaires, les marqueurs somatiques sont acquis par le biais de l’expérience individuelle et sont avant tout le fait du cortex préfrontal.

Ces marqueurs somatiques ne sont toutefois pas suffisants pour expliquer l’ensemble de la faculté de raisonnement. Selon A. Damasio, trois grands mécanismes principaux interagissent dans le processus d’un raisonnement appliqué à une vaste gamme de scénarios

  • Les états somatiques automatiques
  • La mémoire de travail
  • L’attention

Critique :

Pour reprendre la critique du philosophe Denis Kambouchner dans son livre “Descartes n’a pas dit”, à propos du raccourcis qu’utilise A.Damasio sur la pensée cartésienne, l’esprit et le corps n’est pas, “une séparation abyssale” puisque, selon Descartes lui-même ces deux éléments sont aussi substantiellement unis

En effet, cette union se manifeste sous la forme des sensations et des passions, des états mentaux causés par le corps. Les passions révèlent à l’esprit ce qui est favorable ou défavorable au corps, elles servent également à motiver à l’action. La recherche de la vérité, à son tour, « n’est nullement froide et désaffectée ». 

Même le cogito conserve un côté physique, car il est, pour reprendre l’expression de Descartes, une connaissance que notre esprit sent, voit et manie.

Pour aller plus loin : https://www.implications-philosophiques.org/protophilo-ce-que-descartes-na-pas-dit-compte-rendu/

Conclusion : 

L’erreur de Descartes est donc d’avoir instauré une séparation catégorique entre le corps, fait de matière et l’esprit. Erreur qui a par ailleurs entraîné celle de certains spécialistes des neurosciences, qui ont pensé que l’on pouvait tout expliquer à partir des mécanismes du cerveau, sans prendre en compte ni le corps ni l’environnement.

Cette idée de dualisme entre le corps et le cerveau a également fortement handicapé la médecine occidentale qui a jadis et même encore aujourd’hui tendance à sous considérer la psychologie dans son approche des pathologies. 

Néanmoins l’auteur lui-même souligne “Il n’y a pas de réponse unique à l’énigme du cerveau et de l’esprit, mais plutôt de nombreuses réponses, liées aux innombrables composantes du cerveau qui existent à ses nombreux niveaux d’organisation anatomique.”

Un ouvrage fort intéressant donc, écrit avec la conviction que la connaissance en général et les connaissances neurobiologiques en particulier ont un rôle à jouer dans la destinée humaine.

Si ce livre et cet article a susciter votre intérêt, vous pourriez également aimer : https://gammacoachinghypnose.com/le-cerveau-magicien-de-la-realite-au-plaisir-psychique-roland-jouvent

Sylvain Gammacurta

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