Introduction
Thierry Ripoll, professeur de psychologie cognitive à l’université d’Aix-Marseille, nous offre avec « Pourquoi croit-on ? » une exploration profonde et érudite des mécanismes des croyances humaine. Le livre, bien que dense et académique, se lit avec fluidité, rendant accessibles et passionnants des concepts complexes à un public élargi.
L’auteur s’appuie sur des décennies de recherches en psychologie, en neurosciences et en anthropologie pour tenter de dénouer les fils entrelacés des croyances, allant des convictions religieuses aux superstitions modernes. Dans cet article, nous allons explorer les parties principales de son ouvrage, mettant en lumière les arguments et les conclusions clés de l’auteur.
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La Puissance des Croyances
Les croyances représentent un phénomène universel d’une force remarquable, pouvant osciller entre le doute et la certitude. Parfois, le terme « croire » traduit plus une supposition qu’une conviction ferme, mais souvent, le doute s’efface, laissant place à une certitude profonde ou une intuition intense, atteignant un sommet dans ce qu’on appelle la foi. Traditionnellement liée au religieux ou au mystique, la foi peut également désigner toute adhésion totale à des croyances non justifiables théoriquement ou empiriquement. Qu’elles soient valides ou non, certaines croyances sont bénignes et n’affectent que marginalement les individus et la société, tandis que d’autres sont à l’origine des actes les plus extraordinaires et terribles de l’humanité. En effet, bon nombre d’accomplissements ou d’événements n’auraient jamais vu le jour sans l’énergie incroyable et mystique que procurent les croyances.
Chaque humain porte en lui deux facettes : l’une prête à accepter n’importe quelles croyances infondées, et l’autre, tournée vers l’analyse, la rigueur et le doute, remettant en question même les évidences les plus solides. Cette dualité explique pourquoi nous sommes souvent aveugles à nos propres croyances tout en étant critiques envers celles des autres.
Les croyances et les mythes fondateurs de nombreuses cultures ont contribué à organiser et stabiliser la société, assurant une certaine harmonie dans les relations humaines. Même des croyances erronées peuvent présenter des avantages individuels ou collectifs. Cependant, les travaux anthropologiques sur les croyances doivent être abordés avec précaution pour éviter tout jugement de valeur ethnocentrique, prétentieux ou déconnecté de la réalité. Il est essentiel de se garder de considérer la pensée occidentale comme une évolution supérieure de rationalité, loin des croyances et superstitions des cultures traditionnelles.
Néanmoins, ce respect pour les croyances traditionnelles ne doit pas conduire à un relativisme dangereux. Toutes les croyances ne se valent pas, et la pensée magique, malgré ses aspects psychologiques, ethnographiques, artistiques ou poétiques, ne nous informe pas correctement sur la réalité de notre univers. Ces conceptions sont, en termes philosophiques, “ontologiquement creuses”.
Comme le diraient les philosophes analytiques : elle se trompe sur le mobilier du monde.
Malgré les avancées de la science et de la rationalité, les croyances erronées ou magiques persistent dans nos sociétés contemporaines, souvent sous des formes nouvelles et socialement acceptables. Ces croyances restent banales et constituent un aspect prégnant et inébranlable de l’esprit humain, tout comme la violence, l’amour, la cupidité ou la bienveillance.
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Pourquoi développons-nous des croyances magiques ?
Les croyances magiques, malgré leur absence de fondement rationnel, peuvent surpasser la pensée critique. Ces croyances, avant d’être inébranlables, commencent souvent comme des hypothèses. Leur développement passe par deux phases :
- l’élaboration (qu’est-ce qui nous conduit à adopter une croyance ?)
- Puis la validation (qu’est-ce qui nous conduit à confirmer ou rejeter cette croyance ?).
L’être humain éprouve des difficultés à gérer l’incertitude et le manque de contrôle, ce qui peut générer un stress insupportable. Ce stress joue un rôle crucial dans l’établissement de la pensée magique. L’anthropologue polonais Bronislaw Malinowski, dans son étude des marins des îles Trobriand, a montré que ces derniers développaient des croyances magiques proportionnelles aux dangers rencontrés lors de la pêche.
Les croyances tendent donc à se renforcer face à l’adversité et à l’insécurité. Par exemple, Padgette et Jorgenson ont observé que la montée des pensées magiques en Allemagne entre les deux guerres mondiales correspondait à une période de stress économique et idéologique intense.
Même les étudiants, généralement rationnels, peuvent succomber à des croyances superstitieuses avant des examens importants. Selon Gmelsh et Felson, 70% des étudiants adoptent des comportements rituels tels que porter des vêtements spécifiques ou accomplir des gestes porte-bonheur.
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La Croyance minimale dans les rituels inefficaces
Même lorsqu’on nie explicitement l’efficacité d’un rituel, il semble qu’une part minimale de croyance subsiste. Whitson et Galinsky (2008) ont démontré que la perte de contrôle incite à percevoir des schémas significatifs dans des données aléatoires et à établir des relations causales entre des événements sans lien.
Par exemple, les parachutistes voient souvent des formes significatives dans les nuages avant de sauter, illustrant notre capacité à trouver du sens dans le bruit informationnel. En général, nous créons des liens de cause à effet fictifs, surtout en cas de perte de contrôle, car la pensée magique rétablit l’illusion de contrôle. Cette illusion réduit même la perception de la douleur, comme lorsque le contrôle du moment d’un choc douloureux diminue la douleur ressentie.
De nombreuses recherches convergentes montrent que la pensée magique et les rituels associés réduisent les effets du stress, améliorant l’équilibre psychique et l’efficacité comportementale, tout en limitant les conséquences somatiques.
Bien que les rituels soient inefficaces sur le réel, ils présentent des avantages adaptatifs pour les croyants, agissant comme un placebo en réduisant le stress (Brooks, 2016).
En tant qu’anxiolytique naturel, la pensée magique est particulièrement puissante chez les individus souffrant de troubles psychopathologiques. Freud a noté que, face à des situations psychologiquement complexes et douloureuses, les adultes régressent souvent vers des modes de pensée infantiles, renforçant ainsi la pensée magique. Nous sommes naturellement aversifs vis-à-vis de l’aléatoire, du chaos, du non-sens et de l’incertitude et cette aversion devient intolérable dans de nombreuses pathologies mentales.
Quand la pensée l’emporte sur la réalité
Comme précédemment souligné, la pensée magique renforce l’illusion de contrôle : en croyant que nos pensées influent sur les événements, nous nous persuadons que nous pouvons agir sur le monde par la pensée. Il est plausible que cela soit lié au fait que la pensée magique et les croyances paranormales soient étroitement associées à des expériences traumatiques de l’enfance (Erwin, 1993), lesquelles engendrent un stress persistant et un sentiment durable de perte de contrôle difficile à surmonter.
Le sentiment de compréhension, plus que la réalité de la compréhension elle-même, possède un pouvoir significatif d’atténuation de la douleur, qu’elle soit physique ou psychologique. Par exemple, il a été démontré que lorsque l’origine de la douleur est expliquée au patient avant une intervention chirurgicale, la perception subjective de la douleur est considérablement réduite. De même, pour ceux qui souffrent de troubles psychologiques, la simple compréhension de l’origine de leur trouble peut contribuer de manière significative à la diminution de leur souffrance. Ici, l’exactitude de l’explication importe peu comparée à son efficacité thérapeutique, que celle-ci soit valide ou qu’elle relève de la pensée magique. La quête du bonheur, voire simplement du sentiment de sens, l’emporte toujours sur la quête de vérité, ce qui explique pourquoi la pensée magique conserve son attrait.
Voilà pourquoi toute tentative visant à remettre en question de manière fondamentale une croyance magique, voire pire, à les combattre de manière agressive, aboutit souvent à l’effet contraire de celui escompté. En effet, dès lors que l’on ébranle, même indirectement, une croyance magique, cela renforce le sentiment de désordre, d’incertitude et d’anxiété. Par conséquent, cela renforce les motifs qui conduisent à la croyance, incitant le croyant à ériger des barrières conceptuelles défensives pour protéger ce qui donne du sens à sa vie, parfois même au péril de sa propre existence.
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L’émergence et la persistance des croyances
L’interaction entre le contexte et l’état psychologique d’un individu détermine si le système intuitif ou analytique domine. Si le système intuitif l’emporte, il y a de grande chance pour que l’individu développe plus facilement des croyances infondées. Ainsi, un individu peut se montrer rationnel et analytique dans un contexte impersonnel, mais succomber à l’irrationnel dans des situations plus personnelles, surtout lorsque son équilibre émotionnel est en jeu.
Ce qui est particulièrement intrigant, c’est que même en reconnaissant l’absurdité de certaines croyances, il est courant que les individus restent attachés à ces convictions. Par exemple, certains peuvent suivre des rituels ou se plier à des superstitions malgré leur conscience de leur caractère dépourvu de fondement. Ce phénomène, appelé « acquiescence » par J.Risen (2016), révèle un conflit entre les systèmes intuitif et analytique : bien que le système analytique puisse détecter une croyance erronée, il peut être incapable de la corriger.
Ce biais semble être renforcé par d’autres biais connexes qui poussent naturellement à maintenir nos croyances habituelles. La littérature anglo-saxonne explore cette idée à travers les concepts de BADE (Belief-based Adaptive Deception Errors) et BACE (Belief-based Adaptive Confirmation Errors). BADE est un biais automatique visant à écarter les informations contredisant nos croyances initiales, tandis que BACE concerne notre tendance à ignorer les informations congruentes avec des croyances alternatives afin de préserver notre adhésion à celles-ci. En ajoutant le biais de confirmation, qui nous pousse à rechercher, interpréter et mémoriser sélectivement les informations confirmant nos croyances existantes, nos comportements et décisions ont naturellement tendance à rester figés dans des schémas familiers, limitant notre capacité d’adaptation à de nouvelles informations ou situations. Cette rigidité cognitive peut entraver notre développement personnel et professionnel, perpétuer des préjugés et des stéréotypes, et réduire notre ouverture d’esprit et notre créativité.
Ce qui est remarquable, c’est que la genèse de nombreuses croyances magiques repose sur une expérience personnelle. Souvent, une seule expérience suffit à enclencher la dynamique de croyance, qui persiste ensuite en raison des autres biais mentionnés précédemment. En d’autres termes, ceux qui développent une croyance à partir d’une expérience personnelle sont souvent victimes de la tendance à tirer des conclusions hâtives.
Ainsi, les croyances naissent souvent d’un événement unique, témoignant de notre propension à tirer des conclusions précipitées, et elles persistent malgré les données qui les contredisent clairement, en raison des biais qui nous empêchent de réviser nos croyances.
La science comme antidote face au croyances néfastes
La science émerge comme l’antidote par excellence face aux croyances, et ce pour plusieurs raisons fondamentales. D’abord, elle incarne un processus perpétuellement évolutif, embrassant la critique et l’interrogation. En effet, aucune parole révélée ou prescription autoritaire ne trouve place dans son domaine. Une hypothèse scientifique est soumise à un critère clé : elle doit être falsifiable, susceptible d’être confirmée ou réfutée, sinon elle cesse d’être une hypothèse scientifique, comme l’a souligné Popper en 1963. En sciences, il n’existe aucun absolu, aucune vérité indiscutable, mais simplement une aspiration à une compréhension progressive de notre univers.
Chaque recherche scientifique est soumise à une critique impitoyable, des experts anonymes examinant chaque détail sans compromis ni pression externe. Si la moindre lacune est détectée, si le moindre doute plane sur la rigueur du travail présenté, l’article est rejeté sans ménagement.
La science se distingue par sa nature révolutionnaire, souvent à rebours du naturel et de l’intuition, s’opposant ainsi radicalement au caractère archaïque et intuitif des croyances. C’est précisément cette caractéristique qui rend la science fragile et continue de poser des défis cognitifs considérables à la majorité des individus.
Conclusion
« Pourquoi croit-on ? » de Thierry Ripoll est une œuvre magistrale qui offre une vue d’ensemble nuancée, respectueuse et rigoureuse des mécanismes des croyances humaine. En combinant des perspectives psychologiques, sociales et culturelles, l’auteur nous invite à réfléchir profondément et avec humilité sur les raisons pour lesquelles nous croyons et sur les impacts de ces croyances sur notre vie individuelle et collective. Un livre essentiel pour quiconque s’intéresse à la psychologie de la croyance et à ses implications pour le monde moderne.
Sylvain Gammacurta