Alan W. Watts, L’éloge de l’insécurité
Un mot sur l’auteur :
Alan Watts, ou Alan W. Watts, est un philosophe et conférencier anglo-américain, né le 6 janvier 1915 en Angleterre et mort le 16 novembre 1973 en Californie. Autodidacte, il est l’auteur de 25 livres et de nombreux articles sur la spiritualité, les religions et philosophies d’Orient et d’Occident (bouddhisme Zen, taoïsme, christianisme…).
Introduction :
“J’ai toujours été fasciné par la loi de l’effort inverse. Je l’appelle parfois la « loi du rebours ». Quand vous essayez de rester à la surface de l’eau, vous coulez ; mais quand vous essayez de couler, vous flottez. Quand vous retenez votre souffle vous le perdez, ce qui rappelle immédiatement un ancien dicton trop souvent négligé : « Quiconque veut sauver son âme la perdra ».”
Ce présent ouvrage montre comment cette loi régit paradoxalement notre quête d’une sécurité psychologique et les efforts que nous déployons pour trouver des certitudes spirituelles et intellectuelles dans la religion et la philosophie.
Alan Watts soutient donc la thèse que cette insécurité résulte de la volonté d’atteindre la sécurité.
La sécurité quelle qu’elle soit n’existe pas, et peut-importe les époques elle n’a jamais existé, en tout cas, pas ailleurs que dans nos fantasmes ou nos espoirs pusillanimes.
Lao Tseu dans son temps évoquait déjà cette fameuse “loi de l’effort inverse” en déclarant que ceux qui justifient ne convainquent pas. Pour connaître la “vérité”, si tant est qu’elle existe en dehors de nos fantasmes, certains penseurs bien connus estiment qu’il est nécessaire de se débarrasser de la connaissance, et que rien n’est plus puissant et créatif que le vide qui suscite pourtant l’aversion de l’homme.
L’insécurité qui, comme tout ce que l’on essaie de faire disparaître et sur laquelle nous concentrons toute notre attention, prend des proportions de plus en plus importantes, à la mesure de l’énergie qu’on y insuffle sans s’en rendre compte.
Quand nous regardons l’obstacle à éviter, nous fonçons dedans, c’est connu. Par exemple, ne pensez surtout pas à votre pied…
La notion de sens :
Si l’on en croit les apparences, notre vie est une étincelle de lumière entre une obscurité éternelle et une autre. Plus nous nous montrons capables de ressentir du plaisir, plus nous sommes vulnérables à la douleur.
Si vivre signifie mourir dans l’inachèvement et l’insignifiance, cela paraît une expérience vaine et cruelle pour des êtres qui sont nés pour raisonner, espérer, créer et aimer.
L’homme, parce qu’il est doué de raison, veut absolument que sa vie ait un sens…
Et il est vrai que plus on étudie les solutions proposées aux problèmes de politiques, d’économie, d’art de philosophie, de religion et plus on se fait l’effet des gens extrêmement doués qui consument leur ingéniosité à la tâche impossible et vaine d’essayer de faire rentrer l’eau de l’existence dans des paquets propres et ordonnés.
L’homme semble donc incapable de vivre sans mythe et sans raison à l’existence. Quand certains mythes s’effondrent, aussitôt de nouveaux mythes prennent vie, qu’ils soient politiques, religieux ou même dans certaines mesures scientifiques.
Si vous croyez en Dieu, diraient les scientifiques, vous le faites sur une base purement émotionnelle, sans vous fonder sur la logique ou les faits. En pratique, cela peut équivaloir à l’athéisme. En théorie, cela ressemble davantage à du simple agnosticisme car il est dans l’essence de l’honnêteté scientifique de ne pas prétendre connaître ce qu’on ne connaît pas, et dans l’essence de la méthode scientifique de ne pas se servir d’hypothèses qu’on ne peut pas vérifier.
Les mythes :
Les mythes donnent à l’individu une certaine signification en l’intégrant à un vaste effort social, dans lequel il perd quelque chose de son propre vide et de sa propre solitude.
Cela dit, une fois que l’on suspecte qu’un mythe en est un, son pouvoir semble s’étioler.
Le mythe est peut-être nécessaire à l’homme, mais il ne peut pas en conscience s’en prescrire un comme il peut mélanger des pilules pour un mal de tête. Un mythe ne peut donc vraiment fonctionner que lorsqu’il est pris pour la vérité et que l’homme ne peut pas longtemps se raconter des histoires sciemment.
Voilà peut-être une des raisons qui fait qu’il est parfois si laborieux d’essayer de faire sortir un adepte de ses dogmes.
L’agnostique ou le sceptique est certainement névrosé, mais cela n’implique pas que sa philosophie soit fausse, et l’intellectuelle qui essaye d’échapper à la névrose en fuyant ses questions ne fait qu’appliquer le principe selon lequel l’ignorance est une bénédiction.
Par conséquent, notre époque est une époque de frustrations, d’inquiétudes, d’agitation, de conflits internes ainsi que de dépendance au narcotique. Ce que nous appelons narcotique est notre niveau de vie élevé, une stimulation complexe des sens qui nous rend progressivement moins sensibles. Nous réclamons des distractions, un panorama de spectacles, de sons, de frissons et de titillations dans lesquels le plus de choses possibles doivent être concentrées dans le temps le plus court possible.
Croyances et foi :
Alan Watts formule aussi une différence intéressante entre croyance et foi : la première, à croire ce que nous voulons croire, ce qui correspond à nos préjugés, à nos envies, à la doxa et à l’idéologie ambiante, elle enferme.
La foi au contraire est «une ouverture sans réserve» ni préjugés, une plongée confiante dans l’inconnu, dans ce qui se présente.
L’une nous entrave tout en nous «sécurisant» ; l’autre nous propulse dans l’inconnu. La croyance s’accroche, mais la foi laisse aller. La croyance est ainsi devenue une tentative pour s’accrocher à la vie, la saisir et la garder pour soi-même et selon l’auteur il est impossible de comprendre la vie et ses mystères tant que nous essayons de la saisir.
“A moins qu’un grain de céréale tombe au sol et meurt, il demeure en paix. Mais s’il meurt, il produit beaucoup de fruits.”
L’erreur habituelle de la pratique religieuse est de prendre le symbole pour la réalité, de regarder le doigt montrant la voie et de le sucer pour se consoler plutôt que de suivre cette voie.La vision de Dieu est selon l’auteur, découverte en abandonnant toute croyance en l’idée de Dieu.
Par la même loi de l’effort inverse, nous découvrons l’infini et l’absolu, non pas en nous efforçant d’échapper au monde fini et relatif, mais par la plus complète acceptation de ses limites. En d’autres termes, ne pas laisser sa foi se scléroser en doctrine.
“Le scientifique moderne n’est pas naïf au point de nier Dieu parce qu’il ne peut être trouvé avec un télescope, ou l’âme parce qu’elle n’est pas mise au jour par le scalpel. Il a simplement noté que l’idée de Dieu est sans nécessité logique. Il doute même qu’elle ait une signification. Elle ne l’aide pas à expliquer quoi que ce soit qu’il ne pourrait expliquer d’une manière différente et plus simple.”
Le grand fleuve de la vie :
La peur que nous inspire l’insécurité a une vicieuse tendance à nous affubler d’œillères, à nous faire vivre dans nos croyances.
Si la sécurité est une chimère, c’est tout simplement parce que le principe même de la vie est le changement, le mouvement, la transformation, en un mot : l’insécurité.
Résister au changement, essayer de s’accrocher à la vie revient donc pour l’auteur à retenir sa respiration.
“Je” se croyant bien souvent séparé de la nature, ne comprenant pas que lui aussi prend part au fleuve du changement, essayera de trouver du sens au monde et à l’expérience en tentant de le fixer.
“Quand nous ne voyons pas que notre vie est changement, nous nous dressons contre nous-même et devenons comme Ouroboros, le serpent aveuglé qui essaye de manger sa propre queue.”
Tenter de définir les choses n’est pas une mauvaise chose en soi, elle est même essentielle, néanmoins, “définir c’est fixer, or la vie réelle n’est pas figée.”
La division délétère entre le corps et le mental est également soulevée. Nous avons selon Watts, en plus d’avoir fait l’erreur de la division, attribué beaucoup trop d’importance au mental au détriment du corps.
Celui-ci est pourtant dans l’expérience qu’il est en train de vivre ici et maintenant, il est même cette expérience, il se confond avec elle et avec la totalité de la vie autour de lui.
Il possède une connaissance, une sagesse, à laquelle nous sommes devenus sourds, à laquelle nous ne nous fions plus, parfois pour le meilleur, parfois pour le pire.
Quant au mental, auquel nous avons accordé toute notre confiance, tout notre orgueil, il est toujours projeté dans le passé et dans le futur, occupé à regarder de l’extérieur ce que nous vivons pour le commenter, le juger, le ramener à des expériences et schémas connus, à des pensées et des mots qui sont des conventions, qui sont fixés par essence.
L’auteur utilise l’exemple du genre de personne dure-amère, qui critique et juge en permanence, cette personne, de son point de vue est toujours, autant que ce soit, un suicidé partiel : une part de lui est déjà morte…
“Le drame de l’homme occidental vient de ce qu’il se sent séparé de l’univers. Aussi longtemps que l’esprit est coupé en deux, la vie est un conflit, tension, frustration et désillusion perpétuels. La souffrance est entassée sur la souffrance, la peur sur la peur et l’ennui sur l’ennui. (…) Si je me sens dissocié de mon expérience et du monde, je concevrais ma liberté comme ma capacité à m’imposer au monde et la fatalité comme la capacité du monde à s’ imposer à moi”.
Être conscient :
Comprendre qu’il n’y a pas de sécurité est bien davantage que d’accepter la théorie selon laquelle toute chose change, davantage même que d’observer le caractère transitoire de l’existence. La notion de sécurité est fondée sur le sentiment qu’il y a quelque chose en nous de permanent, quelque chose qui survit à travers toutes les époques et les changements de la vie.
Sans passeport, certificat de naissance ou citoyenneté, notre existence n’est pas “reconnue”. Si vous n’êtes pas d’accord avec les capitalistes, il vous traitent de communiste et vice versa. Une personne qui n’est d’accord avec aucun point de vue devient vite inintelligible.
Appréhender la vie en dehors de toute conception, croyance, opinion et théorie, c’est se situer aux antipodes de la “modernité”.
Seul l’esprit vide d’un idiot peut adopter ce point de vue…
Nous souffrons donc d’une illusion qui consiste à croire que l’univers est tout entier régi et ordonné par les catégories de la pensée humaine et nous craignions que si nous ne nous accrochons pas avec ténacité à cette illusion, tout risque de s’évanouir dans le chaos alors qu’au contraire cela permet de jouir véritablement de l’expérience réelle de la jouissance de l’inconnu.
Conclusion :
Il y aurait des choses à raconter sur cet ouvrage que j’ai pris grand plaisir à lire. La philosophie de Alan Watts, emprunt de celle du Tao pour les connaisseurs, représente pour moi une perle de sagesse, un plaidoyer pour le corps, une aide à la vie qu’il est bon de lire afin de réfléchir un instant sur notre attention portée au monde, mieux sur notre appartenance au monde. C’est en soit une bouffée d’oxygène libératrice dans un environnement actuel où les discours anxiogènes pullulent plus que de raison.
La seule réserve que j’émettrais serait, non pas sur le livre en lui-même mais sur l’interprétation possible que certains pourraient avoir de cette philosophie en y trouvant des associations outrageusement restrictives.
De mon point de vue, l’Éloge de l’insécurité ne doit pas être synonyme d’un relativisme mortifère, où les libertés individuelles et subjectivité de chacun priment telle une nouvelle doctrine sclérosée et font glisser malencontreusement certains individus dans un renoncement total au sujet de la sécurité. En d’autre terme, il est important de réattribuer au corps cette fameuse sagesse “instinctive” sans pour autant totalement oublier le raisonnement discursif source de notre humanité.
Sylvain Gammacurta