À l’occasion du bac de philosophie 2024, cet article se distingue des autres en proposant une dissertation sur le sujet suivant : « La science peut-elle véritablement satisfaire notre besoin de vérité ? » Je choisis délibérément de sortir de ma zone de confort et de mes réflexions habituelles afin de m’essayer à la dissertation philosophique. Il convient donc de noter que cet article ne prétend aucunement à une correction ni de la copie-type attendue par les correcteurs. Il offre simplement des pistes de traitement et des réflexions possibles.
Introduction
La relation entre la science et la vérité apparaît comme complexe et polymorphe. Lorsque nous nous interrogeons sur la capacité de la science à satisfaire notre besoin de vérité, nous mettons en lumière une tension inhérente à l’être humain entre le subjectif et l’objectif. D’un côté, il y a le désir profond de vérité, enraciné dans notre aspiration à comprendre et à donner un sens au monde. De l’autre, la démarche scientifique vise l’objectivité, cherchant à éliminer les biais et les désirs personnels pour atteindre une connaissance qui transcende les perspectives individuelles. Aristote affirmait déjà dans sa « Métaphysique » que « tous les êtres humains désirent naturellement savoir ». Ce désir peut-il alors être satisfait par la science ?
Ce paradoxe entre subjectivité et objectivité mérite une exploration et une réflexion approfondie.
Il serait également intéressant de définir ce que représente la satisfaction. En effet, la satisfaction est une notion difficilement quantifiable et subjective : ce qui me satisfait peut ne pas nécessairement satisfaire autrui. De plus, elle apparaît comme temporaire : ce qui peut me procurer de la satisfaction aujourd’hui pourrait ne plus m’en procurer demain.
Concernant la science, elle est souvent perçue comme le seul véritable arbitre de la vérité, néanmoins il est crucial d’évaluer les limites auxquelles se heurte notre confiance et notre satisfaction à son sujet.
Nous répondrons donc à cette question d’abord en démontrant comment la satisfaction amener par la science peut être paradoxale et ainsi étouffer certains élans qui la sous tendent.(I). Ensuite, nous verrons que la science attise notre soif de vérité en soulevant constamment de nouvelles questions (II). Enfin, nous examinerons les risques associés à cette quête infinie de vérité et la possible exaspération du désir de connaître (III).
I. La satisfaction paradoxale : la science, en comblant notre soif de vérité, peut également étouffer l’élan explorateur.
La science satisfait notre soif de vérité en apportant en apparence des réponses claires et fondées à des questions complexes. En suivant des protocoles rigoureux et en s’appuyant sur des preuves empiriques, elle offre une méthode et permet de dépasser les spéculations subjectives et les croyances infondées. Par exemple, les découvertes en physique, en biologie ou en médecine ont profondément nourri et transformé notre compréhension du monde et amélioré notre qualité de vie, prouvant ainsi la capacité de la science à répondre à nos interrogations fondamentales.
Cependant, cette satisfaction peut paradoxalement inhiber nos désirs de connaissance. Lorsque nous croyons que cette voie a tout expliqué, nous risquons de tomber dans le piège du dogmatisme scientifique, où la curiosité, l’esprit critique et la créativité sont étouffées. Nous déléguons notre quête de vérité aux experts en la matière, aux études et aux recherches, substituant aux croyances religieuses une foi aveugle dans la science. Le sociologue allemand Max Weber, dans « Le Savant et le Politique », utilise le terme de « désenchantement du monde » pour décrire comment l’avènement de la méthode scientifique a réduit notre propension à rêver et à imaginer au-delà des faits empiriques vérifiables. Cette évolution marque un déplacement des anciennes croyances religieuses et mythologiques vers une approche rationnelle et matérialiste, limitant ainsi notre capacité à considérer des dimensions de l’existence qui ne sont pas si facilement quantifiables ou observables qui constituent pourtant tout un pan de l’existence humaine.
Tout laisse à penser que la méthode expérimentale propre à la science tend à restreindre notre capacité à rêver, à spéculer et à innover hors des présupposés et autres postulats scientifiques. En exigeant que seuls les énoncés vérifiés expérimentalement soient considérés comme vrais, la science adopte une approche que le philosophe français Auguste Comte qualifie d’état « positif » de l’humanité. Selon cette perspective, la vérité se définit par l’adéquation entre nos conceptions intellectuelles et la réalité observable. Cette orientation vers ce que l’on nomme le “positivisme scientifique” prive souvent la réflexion de sa prééminence dans la quête de vérité. En concentrant l’attention seulement sur ce qui peut être mesuré, testé et vérifié, la science favorise donc une compréhension précise et empiriquement étayée du monde, mais elle réduit simultanément certaines autres libertés cognitives, pourtant riches d’intérêt. Cette satisfaction scientifique, en plus de contribuer au désenchantement du monde, met en lumière un autre problème de taille. En effet, le principe même de la science se trouvant dans la remise en question perpétuelle, il est parfois possible de semer le doute sur des consensus pourtant bien établis. Les débats internes entre scientifiques peuvent parfois donner l’impression d’instabilité et de doute. Ce processus peut être interprété comme un signe de faiblesse plutôt que comme la force intrinsèque de la méthode. Certains scientifique cette caractéristique de contradiction contribue à l’obscurcissement délibéré des enjeux, affectant en conséquence l’opinion publique et les politiques liées. Par exemple, Robert Proctor, historien des sciences, dévoile que plusieurs lauréats du prix Nobel de physiologie et de médecine ont vu leurs travaux financés par l’industrie du tabac pour semer le doute au sein de la communauté scientifique. De 1953 jusqu’à la dissolution du Comité d’information et de recherche sur la cigarette en 1998, cette organisation a injecté plus de 500 millions de dollars dans la recherche scientifique. L’objectif de ces financements n’était pas simplement de faire avancer la connaissance et donc le désir de vérité, mais de créer la confusion sur les effets nocifs du tabac. En investissant massivement dans la recherche, l’industrie du tabac cherchait à brouiller les lignes, de jouer avec la science afin de contester les preuves croissantes des dangers du tabagisme. Cette stratégie de manipulation montre comment la science, lorsqu’elle est influencée par des intérêts économiques puissants, peut être utilisée non pas pour éclairer la vérité, mais pour la masquer. C’est également l’objet de Erik M. Conway et Naomi Oreskes, intitulé « Les marchands de doute » qui démontre comment une poignée de scientifiques ont réussi à masquer la vérité sur des enjeux de société tels que le tabagisme et le réchauffement climatique.
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Fort heureusement, la science, quand elle est bien menée, de manière éthique et qu’elle applique ses propres principes sur elle-même, peut également attiser notre soif de vérité.
II. La science attise notre soif de vérité
La science, lorsqu’elle est pratiquée selon des règles méthodologiques rigoureuses, produit des résultats vérifiables et reproductibles, constituant ainsi un domaine privilégié où notre besoin de vérité peut trouver satisfaction. Karl Popper soutient que la possibilité de réfutation est un critère essentiel de scientificité : une théorie doit permettre des expériences susceptibles de la réfuter pour être qualifiée de véritablement scientifique. Ainsi, tant qu’une théorie réfutable n’est pas réfutée, elle est dite « corroborée », et cette corroboration remplace la vérification, se rapprochant ainsi du concept de « vérisimilitude » ou d’approximation de la vérité. Grâce à ce concept d’approximation de la vérité, la science reste de ce fait ouverte à la recherche, les vérités ne sont alors satisfaites que temporairement. Lorsqu’une question trouve une réponse scientifique, elle en soulève inévitablement de nouvelles, stimulant ainsi notre désir de connaître. Les démonstrations scientifiques, reposant sur des inductions et des raisonnements rigoureux, ouvrent ainsi la voie à des recherches incessantes.
Gaston Bachelard, dans « Le Nouvel esprit scientifique », affirme que la science est un processus de rectification continue, où chaque erreur corrigée nous rapproche de la vérité, mais qu’elle ne permet pas nécessairement de s’y établir. Ainsi, une nouvelle réponse permet de nouvelles questions, la conclusion d’un raisonnement est la première étape du suivant. Bachelard affirme que la connaissance du réel projette toujours des zones d’ombre, telle une lumière qui crée aussi des zones d’obscurité. De ce point de vue, la science avance dans un jeu d’ombre et de lumière stimulant où, à mesure que la compréhension s’approfondit, de nouvelles zones de mystère à résoudre apparaissent.
La science incarne donc un processus perpétuellement évolutif, embrassant la critique et l’interrogation. L’histoire des sciences montre que, au fil du temps, de meilleures théories apparaissent, englobant ou détrônant les précédentes. En somme, une théorie scientifique corroborée n’est jamais définitive, puisqu’une réfutation peut un jour survenir. En effet, aucune parole révélée ou prescription autoritaire ne trouve place dans le domaine scientifique. Une hypothèse scientifique est soumise à un critère clé : elle doit être falsifiable, susceptible d’être confirmée ou réfutée, sinon elle cesse d’être une hypothèse scientifique, comme l’a souligné K. Popper. En sciences, il n’existe aucun absolu, aucune vérité indiscutable, mais simplement une aspiration à une compréhension progressive de notre univers.La science se distingue par sa nature révolutionnaire, souvent à rebours du naturel et de l’intuition, s’opposant ainsi radicalement au caractère archaïque, satisfait et intuitif des croyances. Mais c’est précisément cette caractéristique qui rend la science fragile et continue de poser des défis cognitifs considérables à la majorité des individus.
Cette dynamique de la recherche scientifique nous montre que la quête de vérité est sans fin, chaque découverte ouvrant des perspectives inédites et soulevant de nouvelles interrogations. Ainsi, la science peut éteindre ou bien attiser en permanence notre curiosité.La confiance en la capacité de la science à répondre à notre besoin de vérité est de ce fait bien établie, à condition d’éviter de rentrer dans les pièges du scientisme, qui prétend que la science détient ou trouvera toutes les réponses.
III. Les limites de la quête scientifique de vérité
Le philosophe Edmund Husserl a critiqué vivement l’ambition de la science de régler entièrement notre vie quotidienne et de fournir à l’homme une représentation exhaustive du monde dans lequel il évolue. Selon lui, il est légitime que l’individu ne se reconnaisse pas nécessairement dans le cadre logico-mathématique que la science moderne substitue au monde de son expérience quotidienne. En effet, il existe de multiples autres façons de se rapporter au monde et aux autres qui ne se limitent pas au modèle scientifique, lequel repose sur la prédominance absolue du mesurable. Tout dans l’existence est-il réellement « mesurable » ? La science possède donc également ses propres limites, qui remettent en question sa capacité à satisfaire pleinement notre besoin de vérité. Le philosophe Friedrich Nietzsche, dans « La Généalogie de la morale », critique l’idée de vérité objective et universelle, soulignant que la vérité est souvent une construction sociale et culturelle, influencée par des rapports de pouvoir et des interprétations subjectives.
Les philosophes nous ont enseigné que l’existence humaine ne se résume pas à la simple satisfaction des besoins biologiques essentiels. Elle repose plutôt sur la recherche de sens, de finalité, d’un « Souverain Bien » qui donne un sens à la vie. En d’autres termes, la vie humaine dépend de valeurs qui lui confèrent sa signification et sa valeur intrinsèque. Chaque jour, chaque individu est confronté à des choix et à des actions qui mobilisent ces valeurs.La aussi, la science reste silencieuse face à cette quête incessante de sens. Ainsi, lorsque l’homme ressent que le sens lui échappe, éprouve l’angoisse résultant de la recherche des fins ultimes de son existence, la science ne peut lui apporter aucune réponse satisfaisante.
Certaines questions fondamentales échappent d’ailleurs au domaine scientifique. Les mystères de l’origine de l’univers, de la nature de la conscience ou du sens de la vie nécessitent une réflexion philosophique qui dépasse les limites de l’empirisme et du rationalisme scientifiques. Il existeune problématique bien plus sérieuse dans cette prétention de la science à se limiter strictement aux « faits », excluant tout ce qui ne relève pas de ces derniers. Comme le souligne une fois de plus le philosophe Husserl, cela risque de conduire à la création d’une « humanité des faits », une humanité déshumanisée, froide, dépourvue d’émotions, et plus gravement encore, incapable de faire la distinction entre le bien et le mal, le juste et l’injuste, le désirable et l’indésirable, entre autres.
Au-delà des valeurs et de l’éthique, bien que la science puisse efficacement tendre à répondre aux questions d’ordre physique, elle demeure et demeurera probablement impuissante face aux questions métaphysiques qui transcendent les simples protocoles expérimentaux. Qui suis-je ? Quel est le sens de cette existence ? Qu’advient-il après la mort ? Pour aborder ces questions profondes, un regard enrichi est indispensable, tel que celui offert par les arts, la religion ou la philosophie. Par exemple, il est à ce jour impossible de prouver ni l’existence ni l’inexistence d’un Dieu et même pouvoir se targuer de définir ce qu’il pourrait éventuellement représenter. Dieu relève de la foi, qui peut néanmoins susciter l’intérêt de la raison, comme le soutient E.Kant, mais ne peut être objet de la science.Les sciences ne peuvent alors que nous fournir une sorte de carte se rapprochant du réel, une carte qui peut être améliorée et rendue plus précise avec le temps. L’art au contraire ouvre une fenêtre sur des vérités subjectives et émotionnelles. Comme l’expose Nietzsche dans “Ainsi parlait Zarathoustra”, « Nous avons l’art pour ne pas mourir de la vérité ». L’art exprime des aspects de la réalité qui échappent à la rationalité et à l’empirisme, l’art transcende, révélant des dimensions de l’expérience humaine qui sont tout aussi essentielles à notre survie.
Tel est le tragique de la modernité et du développement exponentiel de la technique: les fins manquent. Tel que le philosophe contemporain Michel Henry l’exprime dans son ouvrage intitulé « La Barbarie » : « Comment, en dépit de cette accumulation de connaissances positives dont se prévaut notre époque, jamais en effet l’homme n’a su qui il était. Ne convient-il pas alors, devant le vide de cette abstraction grandissante, de faire retour à d’autres modes de connaissance dans lesquels la vie se donne à elle-même sa propre réalité? »
De plus, la spécialisation croissante des disciplines scientifiques tend à fragmenter notre compréhension du monde, conduisant à une vision morcelée et parcellaire de la réalité. La spécialisation croissante des disciplines scientifiques, bien qu’essentielle pour le progrès des connaissances, présente des limites dans notre quête de vérité intégrative. Cette tendance fragmente notre compréhension du monde, rendant difficile l’intégration des savoirs dans un cadre plus large. Michel Foucault a également souligné que la vérité en science est aussi une construction sociale, déterminée par des structures de pouvoir et des discours dominants. Ainsi, la vérité scientifique est en partie fonction de l’époque et du contexte culturel dans lequel elle est produite. La science représente notre moyen occidental et contemporain de satisfaire, partiellement, notre soif de vérité, mais l’on trouve également des réponses dans la religion, la spiritualité, et d’autres approches pour la compléter. Comme évoqué précédemment, la complexité et la rigueur de la démarche scientifique peuvent être génératrices de nouvelles questions mais aussi démotivantes. Pour beaucoup, et selon notre état émotionnel, il est parfois préférable, si ce n’est nécessaire, de se réfugier dans des croyances plutôt que de se limiter aux faits démontrables. C’est ainsi que certains décrivent la lutte inlassable de l’homme face à l’absurde camusien, tel que développé dans le mythe de Sisyphe. L’auteur souligne brillamment que « l’absurde naît de cette confrontation entre l’appel humain et le silence déraisonnable du monde ». Cette réflexion met en lumière les limites inhérentes de la science et le degré d’insuffisance que nous pouvons lui octroyer, malgré ses avancées indéniables, confrontée à des défis existentiels profonds qui vont au-delà de ses méthodes et de ses objectifs. Ainsi, la science seule ne suffit pas, elle peut même s’avérer décourageusement insatisfaisante car elle se trouve confrontée à des contradictions mais aussi et surtout à des questions fondamentales auxquelles seule la philosophie, l’art, la religion ou la spiritualité peuvent offrir des éléments de réponse pertinents. Ces disciplines complémentaires fournissent des perspectives enrichies sur la nature de l’existence humaine, offrant des cadres conceptuels et éthiques qui vont au-delà des limites de la recherche scientifique empirique.
C’est dans ce contexte que la philosophie, par sa capacité à interroger les fondements de la réalité et à explorer les implications métaphysiques de notre condition, ainsi que la religion et la spiritualité, par leur dimension de transcendance et de connexion avec le « divin », apportent des perspectives intéressantes. Elles offrent des cadres conceptuels et des réponses qui vont au-delà du domaine scientifique strict, répondant ainsi aux besoins humains plus profonds en matière de sens et de valeur.
Conclusion
La science joue un rôle crucial dans notre quête de vérité, en nous offrant des réponses fondées et en stimulant notre curiosité. Cependant, elle n’est pas une panacée et ne peut satisfaire pleinement nos besoins en raison de ses propres limites et de la nature complexe et dynamique de la connaissance. Edgar Morin, dans ses travaux sur la complexité, souligne l’importance d’une approche holistique pour comprendre le vivant, intégrant diverses perspectives, y compris celles échappant au domaine strictement scientifique.
Il est important de ne pas confondre ce besoin de certitude avec un amour désintéressé de la vérité. La vérité existentielle de S. Kierkegaard, qui donne un sens à la vie, repose sur un engagement subjectif, au-delà de la simple connaissance objective du monde. Ceci étant dit, il peut être intéressant de se demander, après tout, si ce que nous recherchons, que ce soit intellectuellement ou existentiellement, n’est pas avant tout la certitude plutôt que la vérité elle-même. Nietzsche, dans ses “Fragments posthumes”, remet en question le prétendu “besoin de vérité” de l’humanité : « Il est nécessaire que quelque chose soit tenu pour vrai ; non pas que quelque chose soit vrai. » C’est ici qu’intervient un certain processus psychologique lié aux croyances, nécessaire pour chacun de nous, dont les mécanismes sous-jacents sont expliqués par divers auteurs contemporains tels que Thierry Ripoll dans son ouvrage “Pourquoi croit-on ?”
Cela suggère que notre besoin de croire en la vérité ne signifie pas nécessairement que nous ayons besoin de la vérité elle-même.
Sylvain Gammacurta