🎭 Les Plaidoiries : « Quand les mots peuvent tout changer »
Une soirée d’exception à Saint-Gilles, où la justice devient théâtre
📍 Vendredi 25 avril 2025, 18h – 19h00
Médiathèque Émile Cazelle, Saint-Gilles 30800
💡 Sur une proposition de Nîmes Métropole, Cie Eletra
🎙 Interprétation : Jean-Claude Ferrari

Certains spectacles marquent d’emblée par leur intensité et la réflexion qu’ils provoquent chez leur public. « Les Plaidoiries », présenté ce vendredi soir à la médiathèque Émile Cazelle de Saint-Gilles, en fait, pour ma part, incontestablement partie.
Pendant une heure, le théâtre s’est emparé du droit, et les murs de la médiathèque ont vibré sous la puissance des mots.
Pas de décor superflu, pas d’effets démesurés : seulement un comédien, passionné et passionnant, Jean-Claude Ferrari vêtu d’une robe d’avocat, un pupitre, et une parole qui cisaille le silence et bouleverse l’esprit.
Le procès, on le sait, est un art du présent. Les audiences ne sont ni filmées ni rejouées ; elles vivent dans l’instant, puis s’éteignent dans l’oubli. Mais ce vendredi, sous l’impulsion de l’association Cie Eletra, trois célèbres plaidoiries ont ressuscité. Trois causes, trois plaidoiries, trois morceaux de bravoure oratoire qui, par-delà les décennies, questionnent notre conscience collective.
Jean-Claude Ferrari, tout en sobriété et en intensité, s’est fait le passeur de ces voix qui ont marqué la justice mais aussi la mémoire de nombreux Français.
Jean-Claude Ferrari ne joue pas, il incarne.
Il donne corps aux mots d’illustres avocats, ressuscitant des figures aussi troubles que touchantes, des faits divers ne laissant pas indifférent et aujourd’hui devenus symboles.
Il convoque le spectateur au plus intime de sa responsabilité : et vous, qu’auriez-vous décidé ?
Car ici, il ne s’agit pas seulement d’écouter. Il s’agit de se mettre littéralement à la place du juré. De ressentir le vertige du doute, le poids de la décision. De mesurer la force d’une phrase, d’un silence, d’un regard.
« Les mots peuvent tout changer », ce n’est pas une promesse en l’air. C’est une vérité nue, fondatrice de notre humanité, que cette performance nous impose de contempler.
Un grand moment de théâtre civique, porté par une mise en scène épurée et un comédien habité. Dans une époque où le tumulte fait loi, cette ode au verbe et à la justice résonne comme un rappel salutaire : le langage peut condamner ou absoudre. Il peut faire vaciller une vie. Il peut parfois la sauver.
Trois plaidoiries mémorables
Ce spectacle puise sa matière dans un ouvrage jusqu’alors inconnu pour ma part, mais dont la découverte scénique a éveillé un vif désir de lecture : Les grandes plaidoiries des ténors du barreau, signé Matthieu Aron, chroniqueur judiciaire de renom, qui a pu, en s’appuyant sur des notes d’audience, reconstituer les plaidoyers vibrants de célèbres avocats, dont les mots et la rhétorique ont certainement bouleversé le cours de ces histoires qui ont marqué notre société.
Au cours du spectacle, on retrouve :
- La plaidoirie de Maître Paul Lombard pour le procès de Christian Ranucci, condamné à mort pour le meurtre de Marie-Dolorès Rambla, alors âgée de huit ans, et exécuté le 28 juillet 1976. Il fut le premier condamné à mort guillotiné sous le septennat de Valéry Giscard d’Estaing.
- La plaidoirie de Maître Thierry Moser pour le procès de Jean-Marie Villemin, dans les années 90, où l’homme est inculpé pour l’assassinat de Bernard Laroche, principal suspect dans l’affaire de l’enlèvement et de la mort de son fils, le petit Grégory, survenue quelques années plus tôt.
- La plaidoirie de Maître Henri Leclerc pour le procès de Véronique Courjault, également appelée « affaire des bébés congelés », une affaire criminelle française concernant une mère de famille ayant tué trois de ses nouveau-nés.

Mon regard d’hypnothérapeute et de passionné de communication
Souvent considérée comme le point d’orgue d’un procès, la plaidoirie surgit à l’ultime moment de la procédure, telle une envolée oratoire aussi brillante que périlleuse, car c’est bien d’elle que peut dépendre le sort d’un homme, voire de plusieurs.
L’art de la parole peut s’inscrire dans trois registres possibles définis dans La Rhétorique d’Aristote : le pathos, qui permet de toucher la dimension affective de l’auditoire ; l’ethos, qui permet de toucher sa dimension morale ; et le logos, qui permet de toucher sa dimension rationnelle.
Ce triptyque a le pouvoir d’influencer nos croyances et nos jugements.
Ces croyances et jugements, qu’ils soient rationnels ou irrationnels, valides ou non, sont façonnés par deux systèmes cognitifs fondamentaux mis en avant par le psychologue Daniel Kahneman : le système intuitif et le système analytique.
Le système intuitif est rapide, automatique et souvent basé sur des instincts ou des impressions immédiates. En revanche, le système analytique est lent, délibéré et nécessite une réflexion consciente.
Selon le contexte et l’état d’esprit, l’un de ces systèmes peut “dominer” l’autre, influençant ainsi la perception et les croyances de chacun.
Article associé : Comprendre ses croyances.
Dans ces plaidoiries, se déploie un véritable arsenal de techniques rhétoriques, suggestives et d’influence que je vais tenter de définir de manière non exhaustive grâce à ma prise de notes.
Ce mariage de techniques, issu à la fois de l’art oratoire classique et des recherches en psychologie sociale, fait de ce spectacle un modèle de persuasion passionnant.

On retrouve dans ces plaidoiries l’art de l’influence, un art qui n’est pas sans rappeler celui de l’hypnotiseur.
Contrairement à la croyance populaire qui réduit l’hypnose à la simple induction d’un état proche du sommeil, il s’agit bien davantage d’amener l’individu à modifier son cadre de réflexion, à accroître la malléabilité de ses associations d’idées, et à ouvrir des fenêtres de suggestibilité par lesquelles des messages peuvent atteindre son esprit et son jugement.
Article associé : Vais-je m’endormir ou ne plus être « conscient » durant ma séance d’hypnose ?
Comme l’ont souligné Pascal, Machiavel et bien d’autres penseurs de la nature humaine, les émotions troublent le jugement et constituent un levier d’une redoutable efficacité pour qui cherche à obtenir l’adhésion ou l’action d’autrui. Les avocats, évidemment, n’hésitent pas à mobiliser nos émotions pour renforcer la puissance persuasive de leur argumentation. Toutefois, leur rôle ne se limite pas à une manipulation émotionnelle : ils collaborent également avec la recherche de « vérité » en nous incitant à dépasser nos jugements immédiats, souvent réflexes et quasi automatiques.
À cet égard, le neuroscientifique Antonio Damasio rappelle opportunément : « De l’humble amibe aux êtres humains, tous les organismes vivants naissent dotés de mécanismes conçus pour résoudre automatiquement, sans qu’il soit besoin de raisonner, les problèmes fondamentaux que pose la vie. »
Dès lors, la plaidoirie efficace sait composer avec nos processus cognitifs les plus profonds, en mobilisant à la fois les émotions et les raisonnements.
Il est également notable que de nombreuses figures de rhétorique et biais cognitifs se déploient au fil de ces envolées lyriques : l’effet de halo, les biais d’association, les sophismes, les prolepses, les anaphores, l’appel aux valeurs, ou encore les présuppositions…Autant d’outils qui, subtilement utilisés, façonnent notre réception du discours.
La plaidoirie de Maître Paul Lombard
Dans la première plaidoirie, lors du procès de Christian Ranucci, l’avocat utilise des techniques de répétitions et d’ancrages émotionnels. Le discours est structuré autour d’appels récurrents : « Ne vous fiez pas aux apparences », « N’écoutez pas l’opinion publique », « Résistez à ce vent de folie ».
Nous savons aujourd’hui que, par principe de cohérence, la répétition d’une injonction crée une forme d’engagement interne : plus le juré entendra ces formules, plus il se sentira investi pour s’y conformer.
Souvent dans les plaidoiries, et celle-ci n’échappe pas à la règle, on repère une stratégie dite du “pied-dans-la-porte”, une technique de manipulation décrite par les psychologues sociaux. Elle consiste à faire une demande peu coûteuse, suivie d’une demande plus coûteuse. Cette seconde demande aura plus de chances d’être acceptée si elle a été précédée par l’acceptation de la première.
Dans l’art de persuader, mieux vaut obtenir d’abord un premier assentiment modeste avant de solliciter une adhésion plus grande. Plutôt que de demander d’emblée aux jurés de rendre un verdict lourd de conséquences, l’avocat commence par obtenir leur accord sur un point simple, évident, quasi indiscutable, une évidence factuelle, un principe de justice élémentaire, ou un détail du dossier qui appelle naturellement leur approbation. Ce premier oui engage subtilement leur cohérence intérieure. Dès lors, chaque pas supplémentaire , chaque constat, chaque inférence , s’enchaîne plus aisément, comme la progression naturelle d’une conviction qu’ils auront commencé à bâtir eux-mêmes.
Il est également possible de repérer ce que l’on nomme le “priming affectif” : en associant par exemple l’opinion publique au symbole de la « prostituée », il suscite le dégoût, la déprécie, et l’oppose directement à la justice avec la phrase « lorsqu’elle entre par une porte, la justice sort par l’autre ».
De plus, en décrivant « l’hystérie collective », l’orateur suggère implicitement que céder, c’est se laisser emporter par la foule. Se prémunir revient alors à être plus intelligent et rationnel, ce qui est valorisant pour l’auditoire.
Maître Paul Lombard effectue aussi un glissement astucieux en utilisant des appels normatifs et des injonctions morales : il recadre intelligemment le débat non plus sur l’homme qu’il défend, mais sur la peine de mort elle-même, en évoquant la « civilisation » et la « barbarie ».
En usant de l’impératif moral, refuser de condamner l’accusé devient le seul choix « digne ».
L’avocat déploie également la futurisation négative et souligne le poids de la responsabilité des jurés : si son client meurt et qu’il y a erreur judiciaire, nul ne pourra réparer le préjudice.
“Le sang se lave avec les larmes, non avec le sang. Tant que la peine de mort existera, la nuit régnera dans la Cour d’assises.”
Enfin, on retrouve une forme de storytelling autour de l’accusé : il évoque l’abîme, la solitude, le jeune âge, ce qui a pour but d’installer une connexion empathique.
Cela impacte un biais psychologique humain nommé « l’erreur fondamentale d’attribution », qui consiste à accorder une importance disproportionnée aux caractéristiques internes d’une personne au détriment du contexte situationnel.
L’exécution de Ranucci, survenue dans un climat de doutes persistants quant à sa culpabilité, a profondément ébranlé l’opinion publique et la communauté juridique. Nombre d’avocats de la défense, déjà engagés contre la peine capitale, y virent la confirmation que l’irréparable était possible. Au-delà de son seul dossier, il faut savoir qu’un contexte lourd pesa sur le verdict : quelques mois auparavant, la France avait été profondément marquée par l’affaire Patrick Henry, accusé du meurtre d’un enfant de sept ans. Ce drame, relayé avec une intensité sans précédent par les médias, avait exacerbé l’opinion publique et renforcé une exigence collective de sévérité. Il est certain que ce climat émotionnel, ce contexte chargé d’indignation, de peur et d’effroi, contribua à influer sur le sort de Ranucci, scellant son destin de manière irrévocable.
Conscient de la faillibilité de toute justice humaine, Robert Badinter, en argumentant à l’aide de l’histoire de Ranucci porta en 1981, avec une éloquence mémorable, le combat contre la peine de mort devant l’Assemblée nationale. Il rappela que la peine capitale n’était qu’un meurtre légalisé et que l’innocence ne renaît pas du sang versé.
Le 9 octobre 1981, la loi abolissant la peine de mort fut promulguée.
Ainsi, l’exécution de Christian Ranucci, au croisement d’une affaire judiciaire incertaine et d’une ferveur populaire égarée, contribua, par son injustice possible, à éveiller les consciences et à inscrire dans le droit français l’exigence d’une justice sans retour sur l’irréparable.
La plaidoirie de Maître Thierry Moser
La plaidoirie de Maître Thierry Moser lors du procès de Jean-Marie Villemin, accusé de l’assassinat de Bernard Laroche, constitue également un exemple remarquable d’art oratoire, mêlant rhétorique persuasive, stratégies d’influence et dénonciation des dysfonctionnements judiciaires.
Le ténor du barreau utilise certaine métaphores puissantes et vous n’êtes pas sans savoir à quel point notre cerveau en est friand, ne dit-on pas qu’une image vaut mille mots ?
“La plupart des conceptions philosophiques traditionnelles n’accordent à la métaphore qu’un rôle réduit dans la compréhension du monde et de nous-mêmes. Il s’agit au contraire d’un problème central, qui fournit peut-être la clef d’une théorie de la compréhension.”Les Métaphores dans la vie quotidienne, George Lakoff.
Maître Moser utilise alors des images évocatrices pour marquer les esprits. Par exemple, en décrivant la justice comme une « machine implacable », il souligne la froideur et la rigidité du système judiciaire face à la souffrance humaine. L’avocat use également et régulièrement de prétérition. Cette figure rhétorique à pour but d’attirer l’attention sur des éléments qu’il feint de ne pas vouloir aborder. Par exemple, en déclarant « Je ne vais pas évoquer les erreurs de l’enquête », il incite subtilement les jurés à y réfléchir malgré tout.
L’avocat utilise à de nombreuses reprises des suggestions engageantes : Des phrases telles que « Vous avez sans doute en tête… » ou « Il ne saurait vous convaincre… » sont utilisées pour guider les pensées des jurés sans leur imposer directement une opinion, favorisant ainsi leur adhésion à son argumentation.
Ce que j’ai fait également il y a quelques lignes de cela avec la phrase : Vous n’êtes pas sans savoir à quelle point notre cerveau en est friand, ne dit-on pas qu’une image vaut mille mots ?
« Une hypothèse à la fois simple et générale mérite d’être avancée : les gens ont tendance a adhéré à ce qui leur paraît être leurs décisions et à se comporter conformément à elles. » Robert-Vincent Joule et Jean-Léon Beauvois – Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens.
Maître Moser exploite lui aussi des principes psychologiques pour renforcer son plaidoyer : Le Principe de cohérence vue précédemment, mais aussi ce que l’on nomme l’effet de halo : Il met en avant les qualités personnelles de Jean-Marie Villemin pour influencer positivement la perception globale de sa personnalité. L’appel à l’émotion est encore une fois détectable, car en évoquant la douleur et le désespoir de l’accusé, en ramenant au contexte d’un homme souffrant de la perte d’un fils et d’une machine judiciaire dysfonctionnelle il cherche à susciter l’empathie des jurés, les incitant à juger avec compassion.
De plus, il dénonce l’influence des médias sur l’opinion publique et, par extension, sur les décisions judiciaires, rappelant que la justice doit rester indépendante et impartiale.
Ainsi, tout au long de cette plaidoirie, Moser orchestre un véritable jeu d’équilibre psychologique où la logique du doute raisonnable, les émotions collectives et les valeurs humaines viennent se heurter à l’implacable nécessité de rendre justice. Par une série de procédés cognitifs méticuleusement agencés, il fait vaciller les certitudes du jury et les pousse à revoir leur jugement dans un espace où l’humanité et la logique se rencontrent.
La plaidoirie Maître Henri Leclerc
La plaidoirie d’Henri Leclerc dans l’affaire Véronique Courjault, dite des « bébés congelés », constitue un véritable cas d’école en matière de stratégie d’influence et de manipulation rhétorique maîtrisée. On y retrouve un éventail de techniques psychologiques qui, bien loin de chercher à dissimuler ou travestir les faits, les recontextualisent avec subtilité afin de produire une reconfiguration émotionnelle et cognitive chez les jurés.
Dès l’ouverture, Henri Leclerc opère une rupture avec les attentes, un désamorçage émotionnel.
« Je ne plaide pas l’acquittement. Je pense qu’il faut la condamner. »
Ce choix déjoue l’effet de halo négatif, c’est-à-dire le préjugé globalement défavorable attaché à une figure devenue inhumaine aux yeux de l’opinion. En ne niant pas la culpabilité, l’avocat rétablit une forme de confiance avec le jury : il ne cherche pas à les manipuler en niant l’évidence, mais simplement à ouvrir une autre grille de lecture.
En acceptant de donner un peu (admettre la culpabilité), il obtient beaucoup (la crédibilité ou du moins l’écoute, pour tenter de nuancer la sentence)
En rejoignant et validant l’émotion du public, il ne l’affronte donc pas de front, il la reconnaît et l’accueille, ce qui est une condition sine qua non pour reconstruire ensuite un raisonnement plus nuancé. Cela rejoint le concept de l’amorçage émotionnel, bien connu en psychologie sociale : pour faire changer une opinion, il faut d’abord accorder son discours à l’état mental de l’interlocuteur.
« L’activité persuasive, parce qu’elle peut être aisément démasquée, risque de provoquer chez le client des réflexes de défense – les spécialistes disent de « réactance » – le conduisant à ne point céder. » Robert-Vincent Joule et Jean-Léon Beauvois – Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens.
Leclerc modifie la perspective à partir de laquelle la peine est envisagée. Au lieu de se positionner entre innocence et culpabilité, il propose un cadrage « raisonnable contre vindicatif ». Il déplace l’axe du débat, ce qui permet de reformuler l’acte de juger non comme une vengeance, mais comme un acte de civilisation. Il soutient également qu’il aimerait que cette femme soit libérée dès ce soir, mais ce n’est pas ce qu’il demande (prétérition vue précédement) et propose une petite peine très largement assortie de sursis et accompagnée d’un suivi sociojudiciaire qui imposerait à Mme Courjault l’indispensable thérapie, qui serai moins qualitative en prison. En psychologie sociale, on appelle cette technique “porte-au-nez”, cette dernière consistant à faire précéder la demande de comportement que l’on souhaite voir réaliser par une demande ou pour le cas échéant une évocation, beaucoup plus coûteuse. Par effet de contraste, de concession perçue et de culpabilité chez la personne à convaincre, cette technique augmente fortement les chances d’acceptation de ladite personne.
«Elle pourrait sortir le plus vite possible, j’aimerais que ce soit ce soir, ce serait juste pour elle, pour ses enfants. Permettez-leur de s’embrasser.»
C’est exactement le fonctionnement du biais de cadrage, démontré par Tversky et Kahneman : la manière dont une question est posée change la réponse, indépendamment des faits.
L’avocat joue ici sur une projection vers l’avenir : la peine n’est plus une sanction abstraite mais un outil d’avenir, un levier de réhabilitation sociale, familiale et psychique. « Il faut que la peine soit compréhensible » ; « ce serait une peine adaptée à ses enfants, à sa reconstruction »
En psychologie de la motivation, cela touche au principe de cohérence narrative : on préfère agir selon une vision qui intègre l’avenir plutôt que le figer dans le passé.
La recontextualisation psychologique lié à la pathologie du déni de grossesse est également mise en avant.
En insistant sur l’abandon, la solitude, l’effroi physiologique, il recode l’acte infanticide dans le champ de la pathologie et non de la monstruosité. En bref il réhumanise cette femme considéré par l’opinion publique comme un monstre. Ce discours remobilise l’étiologie du déni de grossesse, une pathologie reconnue, et qui explique l’absence apparente de conscience et de préméditation. Il sort ainsi l’acte du cadre moral pour le faire entrer dans un cadre clinique , une transition majeure en influence : changer la catégorie mentale dans laquelle l’acte est perçu. Maître Henri Leclerc opère alors à un redéploiement du cadre interprétatif. Au lieu de laisser le récit s’enfermer dans l’horreur brute du fait divers, il recentre méthodiquement le débat autour de la pathologie du déni de grossesse , une condition clinique encore trop souvent méconnue du grand public, et pourtant attestée dans la littérature psychiatrique contemporaine.
« Je ne crois pas aux monstres. »
En utilisant cette phrase l’auteur affirme qu’on ne pourrait voir sa cliente comme un monstre, tout en disqualifiant cette pensée par avance. Il s’agit d’une double contrainte rhétorique très subtile : si vous pensez cela, vous sortez du champ de la justice humaine pour entrer dans la croyance. C’est engageant psychologiquement : le juré ne veut pas sortir de ce champ, donc il rejette l’idée de monstruosité.
La double contrainte (anciennement appelée « injonction paradoxale ») est un cas particulier dans lequel obéir à un ordre ou à une croyance, vous empêche d’obéir à un autre ordre ou une autre croyance. De plus cette phrase aide à la reconstitution d’un imaginaire collectif commun, nécessaire au jugement.
Dans sa plaidoirie, Maître Henri Leclerc fait preuve d’une subtilité redoutable lorsqu’il élargit le regard des jurés au-delà de l’affaire singulière. Sans minimiser l’horreur des actes commis, il introduit une relativisation silencieuse mais puissante : la mort de nourrissons, aussi insoutenable soit-elle, n’est pas une exception absolue. Elle survient chaque jour, dans d’autres contextes (abandons, précarité extrême, drames familiaux, guerres…) sans toujours provoquer un tel retentissement judiciaire ou médiatique. Ce procédé rhétorique, que l’on pourrait appeler un effet de banalisation tragique, ne cherche pas à excuser, mais à déradicaliser la perception émotionnelle.
Il suggère que, si l’on veut comprendre l’événement, il faut le replacer dans le tissu souvent invisible de la réalité sociale plus large.
En d’autres termes, il transforme un fait monstrueux en un symptôme sociétal, ce qui permet aux jurés de ne plus seulement juger un cas isolé, mais d’interroger la société et la condition fragile de l’être humain qui produit de tels drames.
Grace à tous ces procédés, le crime ne disparaît pas mais il est transfiguré par la compréhension de mécanismes inconscients d’effacement, de scotomisation et de refoulement extrême. Il ne s’agit plus uniquement d’un acte volontaire, mais d’une réaction pathologique, structurellement inscrite dans une dissociation psychique, une incapacité à symboliser ce qui advient dans son propre corps. En cela, il mobilise des analyses psychodynamiques (déni, clivage etc…) qui résonne profondément avec la notion freudienne de dénégation : le sujet peut exprimer une vérité tout en la refusant, la vivre sans l’intégrer.
Dans ce contexte, l’avocat transforme l’accusée, jusque-là perçue comme un monstre moral, en mère victime d’une maladie traversée par une souffrance psychique abyssale. Il évoque « l’effroi » de cette femme qui accouche seule, sans témoin ni langage, sans reconnaissance de l’événement : un accouchement sans grossesse, une maternité sans mère.
Il fait de la souffrance psychique un objet public, légitime, digne d’être entendu et reconnu par la société. Et ce faisant, il engage le jury à juger non pas uniquement à partir de la norme, mais à partir d’une compréhension de l’humain dans sa complexité, un humanisme judiciaire enraciné dans une psychologie profonde, loin de tout manichéisme.
Conclusion
À travers les échos résonnants de ces trois affaires, une même tension se déploie, faite de cette quête ardente et fragile d’humanité, de justice et de vérité. Dans chacune de ces plaidoiries se dessine un motif constant, une méthode subtile d’influence et de persuasion où l’avocat, dans une maîtrise acérée de la rhétorique et des ressorts psychologiques, construit son discours en trois mouvements : rejoindre, faire douter puis convaincre.
« Pour que la persuasion ait lieu, trois choses doivent converger : la motivation, la capacité et un déclencheur. » Fogg, Technologie persuasive, 2003.
Ce processus dialectique fait d’abord appel à un contact émotionnel immédiat et empathique primaire. C’est dans cette première phase que l’avocat parvient à gagner l’attention du jury, à le rejoindre sur un terrain commun de compréhension.
Évidemment, l’acte de rejoindre l’interlocuteur crée ce que l’on pourrait appeler un « yes set », un procédé largement utilisé par les hypnotiseurs. Il s’agit d’une technique subtile où, en suscitant une série d’accords successifs et apparemment anodins, l’interlocuteur est progressivement amené à adopter une posture de consentement et d’ouverture (cf, pied dans la porte). Cette approche prépare le terrain pour des propositions plus significatives, facilitant ainsi l’adhésion à des idées ou décisions ultérieures.
Nous sommes tous soumis au biais de confirmation, ce qui signifie que nous avons tendance à accorder plus d’attention à l’information qui confirme ce que nous croyons déjà être vrai. » McRaney, You Are Not So Smart, 2011
Une fois ce lien tissé, cette connexion établie, l’étape du doute s’installe subtilement dans les mots. Le doute ne surgit pas comme une accusation frontale, mais comme un questionnement qui déstabilise l’assurance du jury, l’incitant à remettre en question ses présupposés ou ses certitudes.
Le doute, comme forme de mise en tension, devient alors l’outil par lequel le récit se complexifie, et la vérité se fraye un chemin tortueux mais nécessaire.
C’est un exercice philosophique, une invitation à interrogation que l’on retrouve dans l’entretien épistémique. L’entretien épistémique est une technique de dialogue structurée inspiré du dialogue socratique, dont le but est d’amener une personne à examiner, par elle-même, les fondements rationnels de ses croyances ou de ses opinions.
Plutôt que de confronter ou imposer des idées, cela consiste à poser des questions ouvertes, méthodiques, qui encouragent l’autre à réfléchir aux raisons, aux preuves et à la solidité de ses propres positions.
Une fois l’empathie émotionnelle première relativisée, voire déstabilisée, l’avocat peut alors nous diriger vers le décentrement d’une empathie cognitive.
Article : Empathie : Une exploration de ses deux formes distinctes
La philosophie nous enseigne à douter de ce qui nous paraît évident. La propagande, au contraire, nous enseigne à accepter pour évident ce dont il serait raisonnable de douter. Aldous Huxley
L’introduction du doute permet de diminuer, ou tout du moins créer des failles dans ce que certain nomme « l’effet d’excès de confiance« , un un biais cognitif bien établi qui se manifeste lorsque la confiance subjective d’une personne dans ses jugements dépasse systématiquement l’exactitude objective de ces jugements, surtout lorsque la confiance est élevée. L’excès de confiance est un exemple de mauvaise calibration des probabilités subjectives. Dans la littérature de recherche, l’excès de confiance est défini de trois manières distinctes : surestimation des performances réelles, surévaluation des performances par rapport aux autres et certitude démesurée qui exprime une confiance injustifiée dans l’exactitude de croyances.
On mesure l’intelligence d’un individu à la quantité d’incertitudes qu’il est capable de supporter. Emmanuel Kant
L’effet Dunning-Kruger décrit un biais cognitif où les individus les moins compétents dans un domaine tendent à surestimer leur niveau de compétence. En d’autres termes, la méconnaissance génère une illusion de savoir. À l’inverse, ceux qui approfondissent réellement leur compréhension deviennent plus conscients de leur propre ignorance. Dans le cadre d’une plaidoirie, surtout lorsqu’un jury arrive déjà armé d’opinions tranchées sur le sujet en débat, ce phénomène peut être stratégiquement exploité. Le juré, sûr de lui, confond souvent certitude et compétence : il croit comprendre parce qu’il ignore la complexité réelle du sujet.

L’art rhétorique du plaideur consistera alors à « ébranler la suffisance initiale » sans attaquer frontalement, mais par un travail progressif de dévoilement.
Une fois la confiance altérée, la conviction arrive en une troisième phase, lorsque l’avocat, fort des incertitudes et des doutes semés, vient recadrer la situation dans un cadre moral, émotionnelle et juridique plus vaste. Il vient généralement replonger son auditoire dans l’affect, recréant un sens différent à l’histoire que nous nous racontons. Ce n’est plus simplement la question de la culpabilité qui est en jeu, mais celle de la nature de la peine ainsi que de l’évolution des mœurs et de la société (réflexion de la peine de mort dans le premier cas, réflexion sur le système judiciaire dans le deuxième, déstigmatisation de la pathologie mentale dans la troisième.)
Par ce glissement, ceux qui sont considérés symboliquement comme des “bourreaux” peuvent alors devenir “victime” de notre condition humaine fragile.
Lorsqu’un avocat s’engage dans une plaidoirie dans des affaires aussi médiatisé, il possède alors le pouvoir de redéfinir ce que l’on appelle la « fenêtre d’Overton » en jouant habilement sur les perceptions sociales, morales et juridiques, en particulier dans le cadre d’une défense ou d’une accusation où les normes ou les idées reçues sont en jeu. La fenêtre d’Overton est un concept de communication qui désigne l’ensemble des idées ou propositions considérées comme acceptables ou non dans un cadre donné (politique, social, juridique, etc.). Cette fenêtre se déplace en fonction de ce que la société est prête à accepter ou à tolérer à un moment donné.
Les figures de l’éthos, du pathos et du logos, selon l’analyse d’Aristote dans sa Rhétorique, sont dans ce spectacle omniprésentes.
L’éthos, à travers l’autorité morale de l’avocat qui ne plaide pas pour l’acquittement à tout prix, mais pour une justice mesurée, le pathos, à travers les appels aux émotions profondes et humaines du jury, et enfin, le logos, qui s’immisce dans l’argumentation rationnelle et logique, où chaque détail, erreures, témoignages, éléments troublants ou pièce à conviction trouve sa place dans un raisonnement cohérent, sont autant de mécanismes utilisés pour convaincre.
N’oublions pas également que ces affaires ont en commun le fait qu’elles ont été largement médiatisées, et que l’opinion publique, influencée par les passions, à certainement joué un rôle crucial dans le déroulement de leur jugement.
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Ce ne sont donc pas les faits en eux-mêmes qui frappent l’imagination populaire, mais bien la façon dont ils sont répartis et présentés. Il faut que par leur condensation, si je puis m’exprimer ainsi, ils produisent une image saisissante qui remplisse et obsède l’esprit. Qui connaît l’art d’impressionner l’imagination des foules connaît aussi l’art de les gouverner. Psychologie des foules (1895) de Gustave Le Bon
En ce sens, ces plaidoiries ne se contentent pas de défendre des accusés : elles participent à une œuvre plus grande, celle de reconstruire le sens, de réajuster les perspectives morales et sociales de chaque affaire. Ces discours rappellent que la justice, au-delà de sa fonction punitive, reste avant tout un moyen de « comprendre » la condition humaine dans toute sa complexité.
Je conclurai avec une citation de Maître Leclerc : « Il y a la vérité des faits puis il y a la vérité des êtres : un homme qui a commis un acte horrible, peut-être qu’il n’est pas lui-même aussi horrible qu’on le croit, ça peut exister […] Et la notion de vérité doit être établie par un effort considérable de la conscience et de la raison sur les preuves. »
Un grand merci à la médiathèque Emile Cazelle pour ce moment, ainsi qu’à Monsieur Jean-Claude Ferrari pour cette démonstration passionnante et son travail.
Sylvain Gammacurta
Sources :
L’erreur de Descartes, La raison des émotions par Antonio R. Damasio
McRaney, You are not so smart
Cialdini influence et manipulation
Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes, BEAUVOIS
Fogg, Technologie persuasive
Démocratie sous Hypnose, Kevin Finel et Jean Duprès
Les Métaphores dans la vie quotidienne, George Lakoff
Gustave Le Bon, psychologie des foules
La Rhétorique, Aristote
Système 1 / Système 2: Les deux vitesses de la pensée, Daniel Kahneman
Gerry Pallier, Rebecca Wilkinson, Vanessa Danthiir, Sabina Kleitman, Goran Knezevic, Lazar Stankov et Richard D. Roberts, « The Role of Individual Differences in the Accuracy of Confidence Judgments », The Journal of General Psychology, vol. 129, no 3,Don A. Moore et Paul J. Healy, « The trouble with overconfidence », Psychological Review, vol. 115, no 2, 2008,
Leonard S. Newman, « How Individualists Interpret Behavior: Idiocentrism and Spontaneous Trait Inference », Social Cognition, vol. 11, no 2, 1er juin 1993
Kyle James Tusing et James Price Dillard, « The Psychological Reality of the Door-in-the-Face: It’s Helping, not Bargaining », Journal of Language and Social Psychology, vol. 19, no 1, mars 2000