Une traversée hypnotique des seuils de la conscience
Il est des livres que l’on conserve longtemps sur une étagère (ou précieusement au coté de son chat), non par négligence mais par instinct, comme on retarde le moment de croquer un beau chocolat de Pâques, avec la promesse d’un plaisir plus lent, plus dense, plus profond. Derrière la porte, de Céline Spreux, disponible aux éditions Rêve Lucide, appartient à cette catégorie d’ouvrages qui semblent nous choisir autant que nous les choisissons.
Et lorsqu’on ose enfin s’essuyer les pieds du quotidien pour tourner la clé, on comprend que cette porte ne s’ouvre pas sur un simple roman, mais sur le vestibule même de l’esprit.

J’ai lu ce livre derrière la dernière porte qui, depuis ma paternité, me préserve encore un semblant d’intimité. J’ai nommé : les toilettes. Ce lieu modeste, à la fois refuge et frontière, est devenu mon lieu sûr, mon sanctuaire domestique, l’ultime espace où le monde suspend son vacarme et où l’esprit peut, quelques minutes durant, se retirer du tumulte des demandes, des cris, des « papa » lancés comme des prières.
C’est là, assis sur ce trône dérisoire, que j’ai ouvert ce sublime ouvrage. Et il m’a semblé que le hasard avait de bien de l’humour, car derrière chaque porte se cache un secret, un souffle, un silence et parfois, une part de soi qu’on n’ose plus regarder en face. Entre les murs carrelés et la lumière tamisée, j’ai compris que ce petit espace était bien moins un abri qu’un lieu sacré où l’on se retrouve enfin seul avec ses pensées, où l’on peut respirer, réfléchir, se souvenir et parfois éviter de sortir de ses gonds…
Ce lieu où l’on peut enfin oser regarder à travers le judas de sa propre conscience.
L’entrée en transe du lecteur
Sous la plume élégante et précise de Céline Spreux, la fiction se double d’une véritable expérience hypnotique. L’héroïne, Laura Palmer, écrivaine en panne d’inspiration, découvre un mystérieux manuscrit inédit d’Aldous Huxley, écrivain, romancier et philosophe britannique, relatant une correspondance et une rencontre avec le célèbre hypnothérapeute Milton H. Erickson.

Dès lors, l’histoire bascule, le lecteur ne sait plus ce qui est réel et ce qui ne l’est pas, et vient même à redéfinir ce qu’il entend par “réel”. Car finalement, qu’est ce qui le constitue ? Ce glissement progressif, cette porosité entre les plans de conscience, rappelle fortement nombre d’ouvrages d’Huxley, où l’auteur décrit l’esprit humain comme un réducteur d’expérience, une sorte de valve qui limite le flot infini de la réalité afin d’en laisser filtrer seulement un filet acceptable et nécessaire à la conscience “ordinaire”.
Ici, la dichotomie conscient / inconscient, du point de vue de l’hypnose, apparaît comme une commodité de langage, utile pour le patient qui distingue “le cadre de référence” et le “réservoir d’apprentissage interne”.
L’influence d’Henri Bergson apparaît dans l’idée que la conscience symbolise un filtre, destiné à nous éviter d’être submergés par une masse d’informations inutiles à notre survie. La conscience devient alors un conduit qui interdit l’accès à d’autres mondes ou à « l’univers ». L’état conscient représente peut-être un état « ordinaire » où l’illusion de réalité nous donne l’impression d’un environnement que nous décodons et pouvons contrôler.
Mais la pensée est une expérience qui modifie la sensibilité et la sensibilité modifie la pensée… Cette interpénétration lui donne le pouvoir d’amalgamer les éléments les plus disparates de l’expérience. Et c’est ici tout l’art de Céline Spreux, au fil des pages, il se déploie comme une expérience hypnotique, où la frontière entre fiction, mémoire et révélation intérieure devient perméable. Cela a eu un effet particulièrement déstabilisant mais aussi véritablement passionnant quand on ose s’y abandonner.
Laura Palmer et la réflexion profonde
Laura Palmer, l’héroïne du récit, est donc une romancière en panne d’inspiration, mais cette panne, à mesure que le récit se déploie, apparaît moins comme un simple blocage créatif que comme le symptôme d’un égarement plus intime. Ce n’est pas seulement l’écriture qui lui échappe, c’est sa propre voix, sa propre présence au monde. Le vide de la page blanche devient comme la métaphore d’un vide intérieur, d’une conscience qui s’est peu à peu détachée d’elle-même.
On dit qu’il faut frapper avant d’entrer… Mais, comme souvent avant un grand changement, c’est la vie elle-même qui nous frappe, nous bouscule, avant de nous permettre de franchir le seuil, Laura n’échappe pas à la règle. Sa vie, depuis plusieurs mois, vacille sous le poids de ses dépendances, alcool, substances diverses, et excès qui n’ont jamais vraiment apaisé le vide qu’elle sentait en elle. Son quotidien est décousu, comme un fil dont on aurait perdu le bout ; les repères se délitent, les rendez-vous s’annulent, les rencontres se défont.
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C’est alors, dans cet état de vacillement existentiel où les repères se brouillent, qu’une brèche s’ouvre : l’écrivaine découvre une pratique singulière nommée « Réflexion profonde« .
Huxley utilise le terme « Deep Reflection » pour décrire un état particulier : un relâchement physique, fermeture des yeux, retrait psychologique des stimulations externes sans perte de contact avec la réalité ; une « mise-à-l’écart » de tout ce qui n’est pas pertinent, suivie d’une absorption mentale, avec finalement bon nombre de point commun avec l’hypnose.
C’est là, dans ce clair-obscur de l’âme, qu’elle trouve un mystérieux carnet. Un simple carnet, mais dont les pages semblent venir d’ailleurs, de l’histoire, ou du rêve. Elles contiennent la trace d’une correspondance disparue entre deux figures majeures du XXᵉ siècle : Milton H. Erickson, père de l’hypnose moderne, et Aldous Huxley, l’écrivain visionnaire d’Île et du Meilleur des mondes.
Ce dialogue entre le thérapeute et le poète, à la croisée de la science de la conscience et de la mystique de l’expérience, n’est pas une invention pure. Historiquement, la rencontre a bien eu lieu, au début des années 1950. Erickson et Huxley échangèrent bien autour des états modifiés de conscience, cherchant à explorer la frontière ou les ponts entre hypnose, extase et créativité. Leurs carnets de travail furent apparemment détruits dans un incendie, événement attesté par la suite dans les correspondances et dans un article publié par Erickson lui-même en 1965 : « A Special Inquiry with Aldous Huxley into the Nature and Character of Various States of Consciousness The American Journal of Clinical Hypnosis, vol. VIII, n°1, 1965. »
Erickson y évoque notamment la remarquable aptitude de Huxley à entrer dans des états somnambuliques profonds :
« Huxley était particulièrement intéressé par l’hypnose, et un travail antérieur extrêmement bref avec lui avait démontré son excellente compétence en tant que sujet somnambulique profond. […] Nous avions chacun nos objectifs : Aldous pensait à ses futurs travaux littéraires, tandis que je m’intéressais à de futures expérimentations psychologiques dans le domaine de l’hypnose. »
Cette rencontre, attestée mais voilée par la perte matérielle des notes, devient, sous la plume de Céline Spreux, le cœur battant du roman. Ce qui a brûlé dans le monde réel se ravive dans la fiction, comme si « Derrière la porte » ressuscitait la mémoire enfouie d’un savoir disparu dans les cendres. L’autrice joue alors sur une double énigme : Laura Palmer a-t-elle réellement retrouvé un carnet perdu de l’histoire, ou bien a-t-elle ouvert, à travers la « Réflexion profonde », un accès à une mémoire intérieure, collective, transpersonnelle ?
Dans cette ambiguïté réside la beauté du livre. Le lecteur oscille, comme en hypnose, entre le dehors et le dedans, entre l’archive et le rêve. Car ce “carnet retrouvé” est peut-être moins un document qu’un symbole , celui de la part la plus ancienne et la plus brûlée de nous-mêmes, celle qui attend qu’on la relise avec un regard neuf.
La valve et l’infinie
L’enquête entre Milton Erickson et Aldous Huxley n’est, à mon sens, pas seulement une curiosité historique : elle marque une tentative pionnière de mettre en dialogue la subjectivité introspective (le vécu de l’état de conscience) et l’observation clinique (le regard du thérapeute sur le processus hypnotique).
Ce texte, bien que fragmentaire, constitue un modèle pour une épistémologie expérientielle de l’hypnose, une science de la relation entre deux consciences, plutôt qu’un simple protocole d’induction.
De mon point de vue, la métaphore de la “valve de réduction” que Huxley emprunte lui même au philosophe britannique C. D. Broad, lui-même héritier de Bergson, traverse en filigrane tout le roman.
Dans son œuvre, Broad, à travers la relecture des théories bergsoniennes de la mémoire et de la perception, soutient que la conscience n’est pas productrice du monde perçu mais, au contraire, un filtre qui le restreint. Ainsi : l’esprit « ne crée pas la lumière ; il l’ajuste ».
Spreux transpose subtilement cette idée dans le registre littéraire. L’acte d’écriture devient un acte de décantation, une traversée de cette valve afin d’accéder à des états de conscience où les mots précèdent la pensée. Écrire, c’est alors déverrouiller la porte intérieure, oser ouvrir la mémoire du monde. Et cette mémoire n’est pas seulement individuelle ; elle est, du moins chez Bergson, “mémoire du tout”, réservoir d’images, de sensations, d’instants suspendus. L’écriture, comme l’hypnose, consiste à y puiser sans s’y noyer, ou plutôt, sans s’y consumer…
Een effet, Erickson perçoit chez Huxley un sujet “hautement hypnotisable” non pas parce qu’il est docile ou suggestible, mais parce qu’il sait se tenir au seuil.
Autrement dit, il peut suspendre son activité rationnelle sans la perdre, se rendre disponible à l’expérience tout en gardant une vigilance témoin. Pour l’enseignement de l’hypnose, cette distinction peut être capitale.
Elle permet de comprendre que l’état hypnotique n’est pas « une perte de conscience » encore faudrait-il la définir, mais possiblement une redistribution de celle-ci.
La digression du feu : les manuscrits perdus
L’évocation de l’incendie et de la destruction des preuves matérielles de la correspondance entre protagonistes n’est pas gratuite, elle agit selon moi comme un symbole. Car ce feu, qu’il soit réel ou imaginaire, incarne la perte inhérente à toute quête de connaissance. Ce que nous cherchons à saisir s’évanouit au moment même où nous croyons le toucher.
En effet, selon Erickson lui-même, dans A Special Inquiry with Aldous Huxley into the Nature and Character of Various States of Consciousness, il est fait mention que des carnets communs, préparés pour leur étude, auraient été détruits par un incendie au domicile de Huxley.
Ainsi, Derrière la porte n’offre peut-être pas une révélation limpide, mais une cendre précieuse, celle d’un savoir intuitif, qui ne se transmet que par l’expérience vécue, et non par l’archive. Ce qui brûle, c’est la tentation de figer le vivant, de savoir, de transformer l’expérience en doctrine.
Erickson, à plusieurs reprises, a souligné que son œuvre n’était pas une méthode mais une rencontre, et qu’il se méfiait profondément des tentatives de codification de l’hypnose.
“Je ne veux pas que l’on fasse de mes observations une école. L’hypnose est toujours unique, parce qu’elle dépend de la personne unique que l’on a devant soi.”
(Erickson, M. H. & Rossi, E. L., Collected Papers, Volume I: The Nature of Hypnosis and Suggestion, Irvington Publishers, 1980, p. 9).
Cette méfiance envers la théorie s’exprime encore plus nettement dans sa célèbre remarque :
“Chaque hypnose est une improvisation. Si vous croyez savoir à l’avance ce qui va se passer, alors vous êtes déjà en train de rater la rencontre.”
(Haley, J., Uncommon Therapy: The Psychiatric Techniques of Milton H. Erickson, M.D., W.W. Norton, 1973, p. 25).
Autrement dit, Erickson se plaçait dans une posture radicalement expérientielle : la vérité hypnotique n’est pas transmissible par la parole ni par l’écriture, mais par l’événement même de la relation.
Le feu, dans ce contexte, devient donc non pas une perte, mais une purification : il efface les traces pour préserver l’essence, l’intuition vivante, le savoir incarné.
C’est exactement ce qu’il affirmait à propos de ses propres publications :
“On peut écrire sur l’hypnose, mais on ne peut pas écrire l’hypnose.”
(Zeig, J.K., Experiencing Erickson: An Introduction to the Man and His Work, Brunner/Mazel, 1985, p. 14).
Ainsi, l’incendie chez Huxley, devient une métaphore de cette impossibilité constitutive : toute tentative de fixer l’expérience de la conscience est vouée à la consumation.
Mais de cette cendre naît autre chose, une humilité lucide : celle de reconnaître que la connaissance véritable n’est pas dans le document, mais dans la transformation intérieure qu’il provoque.
Une écriture hypnotique et incarnée
Céline Spreux ne se contente pas d’un hommage érudit à Erickson ou Huxley : elle prolonge leur geste. Comme eux, elle interroge les passages entre l’état « ordinaire » et « les états élargis de conscience ». À la manière d’Huxley dans Île, où l’hypnose devient métaphore d’un éveil à la présence, Derrière la porte explore l’expérience intérieure comme un espace d’expansion et de création. Ce faisant, le roman s’inscrit dans une filiation rare : celle des explorateurs du psychisme pour qui la frontière entre littérature, science et mystique n’est qu’une illusion. Huxley, Erickson, et désormais Spreux, partagent cette intuition : pour connaître la conscience, il faut oser franchir la porte.
Formée à la psychologie et à l’hypnose l’autrice ne se contente pas d’écrire sur l’inconscient, elle écrit avec lui. Son style oscille entre rigueur analytique et sensualité du verbe. Chaque phrase semble guidée par un rythme respiratoire, comme si le texte lui-même nous invitait vers « un état modifié de lecture ».
En somme, son roman ne se lit pas, il se traverse.
Philosophie du seuil
Au fond, Derrière la porte est autant un roman et un bon roman qu’une méditation sur le passage, ce moment fragile où le connu s’efface devant l’inconnu, où la conscience consent à se perdre pour se retrouver autrement.
C’est aussi une réflexion sur le potentiel humain, cette puissance que Huxley entrevoyait dans The Human Potentialities (1957) et qu’Erickson, par d’autres voies, actualisait dans la pratique hypnotique. Tous deux, affirmaient finalement que « l’homme n’utilise qu’une fraction infime de ses ressources », non ce neuromythe des 10 % du cerveau, mais quelque chose de plus profond, de plus poétique.
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Ouvrir la porte, c’est donc oser devenir plus vaste que soi et, peut-être, toucher, ne serait-ce qu’un instant, l’espace où mémoire, perception et création ne font plus qu’un.
Une maison d’édition à l’image du livre
Les Éditions Le Rêve Lucide portent admirablement leur nom. Elles publient ici un texte où la lucidité n’abolit pas le rêve, mais le traverse de façon consciente. C’est une littérature de l’éveil intérieur, exigeante, rare, qui refuse la complaisance et invite à l’expérience. En refermant le livre, on comprend paradoxalement que la porte ne se ferme jamais vraiment. Elle reste entrouverte sur un espace de résonance où le lecteur est invité à devenir explorateur de lui-même.
Un livre que je recommande fortement à tous les passionnés ou les curieux de ce thème-là. L’autrice y déploie une écriture à la fois subtile et sensorielle, où chaque mot semble agir comme une induction douce, une invitation à s’approcher des zones les plus secrètes de la conscience. En accompagnant Laura Palmer dans ses périples, le lecteur découvre que la porte du titre n’est pas une frontière, mais un symbole : celui de la transformation, de la réconciliation de l’être avec lui-même.
Pour ma part, j’estime que rarement un roman aura su conjuguer avec autant de finesse la psychologie, l’hypnose, la spiritualité et la poésie. Entre rêve et lucidité, entre chute et révélation, Céline Spreux nous souffle que la vie a parfois le sens du paradoxe : c’est souvent lorsqu’elle nous assomme de ses déboires qu’elle nous ouvre, d’un coup bien placé, la porte de nous-mêmes.
Sylvain Gammacurta
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