Dans un précédent article, nous avions exploré les idées lumineuses du livre Les mots sont des fenêtres (ou bien ce sont des murs) de Marshall Rosenberg, où les mots, empreints d’empathie, peuvent révéler l’âme et bâtir des ponts entre les cœurs. Les mots, selon Rosenberg, sont un pouvoir immense, un outil capable de déverrouiller des mondes intérieurs ou, à l’inverse, d’ériger des forteresses de douleur.
Mais que se passe-t-il lorsque les mots sont utilisés comme des armes, tranchants et dévastateurs ? Que se passe-t-il lorsque, au lieu de construire, on choisit de détruire ?
The Monster Study
La Monster Study est l’une de ces dérives où, au nom de la science, des professionnels ont pris les mots, non pas comme des fenêtres, mais comme des murs d’acier, les jetant avec une froideur déconcertante sur des enfants innocents. Ces enfants vulnérables, ont été transformés en sujets d’un véritable crash test verbal, tel des mannequins lancés à pleine vitesse contre un solide mur de brique. Chaque mot, chaque remarque, était une brique supplémentaire, jusqu’à ce que ces jeunes esprits finissent par s’y enfermer a perpétuité, piégés dans l’écho des critiques cruelles et des remarques lacérantes. L’expérience semble avoir marqué leur confiance de manière indélébile, laissant des séquelles psychologiques profondes, telles les traces visibles d’un choc invisible mais pourtant bien réel.
Ainsi, cette étude infâme n’est que la preuve que, quand l’empathie fait défaut, quand l’éthique est reléguée au second plan, les mots peuvent devenir des armes de destruction massives, capables de provoquer des dégâts potentiellement irréversibles.
Dans l’histoire de la recherche scientifique, certains épisodes sombres demeurent comme des rappels puissants des dérives possibles lorsque l’éthique est sacrifiée sur l’autel de la recherche. Parmi ces études controversées, le tristement célèbre Monster Study de 1939 s’illustre comme un exemple frappant des dangers d’une approche déshumanisante, où la quête du savoir écrase toute considération morale. Ce qu’il révèle, c’est non seulement l’impact de mots destructeurs sur les jeunes esprits, mais aussi la manière dont la violence des mots peut laisser des cicatrices profondes, encore visibles des décennies plus tard.
Une expérience qui trahit la confiance des enfants
Le Dr Wendell Johnson, chercheur en orthophonie et lui-même ancien bègue, croyait que le bégaiement n’était pas une condition innée mais une réaction aux pressions sociales et psychologiques. Son idée : si des enfants pensaient être bègues, ils commenceraient à bégayer.
« Le bégaiement ne commence pas dans la bouche de l’enfant, mais dans l’oreille du parent »
Pour tester cette théorie, Johnson et son assistante, Mary Tudor, sélectionnèrent 22 enfants orphelins (un choix révélateur de la vulnérabilité des sujets) et les divisèrent en deux groupes.
Les enfants du premier groupe reçurent une orthophonie « positive », louant la fluidité de leur discours et furent encouragés, félicités sur leurs progrès et soutenus dans leur élocution. À l’opposé, des enfants sans problème de langage furent délibérément soumis à des critiques négatives, qualifiés à tort de bègues potentiels, et poussés à remettre en question la qualité de leur propre parole.
Les conséquences furent dramatiques : les enfants du second groupe, qui n’avaient au départ aucun trouble de la parole, commencent à souffrir de graves troubles psychologiques, ont des performances scolaires qui se sont effondrées et ont à développé une angoisse extrême à l’idée de s’exprimer. D’après les observations de Mary Tudor, ces enfants sont devenus plus inhibés, plus vulnérables, et manifestement plus tendus, leurs doigts se tordant nerveusement, leurs mains agitées de mouvements fébriles. Leur embarras se lisait dans leurs réactions, et peu à peu, leurs paroles se sont raréfiées. Bien qu’ils n’aient pas développé de troubles de langage à proprement parler, leurs attitudes et comportements reflétaient ceux habituellement associés aux personnes atteintes de bégaiement.
Par exemple, Norma Jean Pugh, âgée de cinq ans à l’époque, devient mutique après seulement deux sessions. Betty Romp, neuf ans, pour sa part refuse assez rapidement de communiquer, cachant son visage derrière ses mains. On relate également le cas de Hazel Potter, quinze ans, qui suite à cette « expérience » développe une anxiété paralysante, ponctuée de nombreux tics nerveux.
« Cela a juste ruiné ma vie », a déclaré Mary Nixon, l’une des participantes à l’expérience, au New York Times des années plus tard. « Je ne peux plus parler. »
Quand l’éthique se perd en chemin
De janvier à fin mai, Tudor rendait visite à ces enfants pour des sessions, durant lesquelles elle réagissait au discours des enfants d’une manière dictée par le groupe auquel ils avaient été assignés. Leurs enseignants avaient également reçu pour consigne de réagir à eux comme s’ils avaient été diagnostiqués comme bègues.
Les enfants ciblés grandirent donc avec un fardeau invisible, mais terriblement réel : anxiété sociale, peur de parler en public, et des blessures psychologiques qui dépassaient largement le cadre de l’étude. Plus qu’une expérience ratée, ce fut une trahison de l’éthique la plus élémentaire.
L’absence de consentement, l’exploitation de la vulnérabilité de ces enfants orphelins, et surtout l’indifférence face aux conséquences émotionnelles de cette manipulation verbale font de cette étude un cas d’école sur ce qu’il ne faut jamais faire en science… La recherche, même lorsqu’elle est orientée vers des questions aussi complexes que le bégaiement, ne doit jamais se soustraire à des principes éthiques fondamentaux. La finalité ne justifie jamais les moyens quand des vies humaines sont en jeu.
La violence invisible des mots
Outre les problèmes d’éthique indiscutables, La Monster Study nous démontre également la puissance redoutable des mots. Des paroles critiques, même erronées, peuvent transformer un esprit enfantin confiant en un être terrifié par l’échec. En leur répétant qu’ils avaient un problème qu’ils n’avaient pas, les chercheurs ont déclenché un effet de « prophétie auto-réalisatrice« . Ce mécanisme, que l’on connaît aujourd’hui bien mieux, nous enseigne à quel point un jugement négatif récurrent peut enfermer un enfant dans une spirale d’autodévalorisation.
Les enfants se construisent en grande partie par l’image que les adultes/figures d’autoritées leur renvoient. Lorsqu’un enfant entend continuellement qu’il n’est pas à la hauteur, qu’il est trop maladroit, trop lent ou ici, trop peu doué pour bien parler, il finit par intérioriser ce jugement et agir en conséquence. Ce que Johnson et son équipe ont tristement démontré, c’est la fragilité de l’estime de soi chez les enfants et combien elle dépend de l’environnement. Il ne suffit pas d’être capable de parler correctement ; il faut être encouragé à le faire, se sentir valorisé.
L’héritage troublant de la Monster Study
En 2001, une série d’articles du San Jose Mercury News révèle la « Monster Study » au public – le scandale prend une tournure nationale et l’Université d’Iowa, où l’expérience a eu lieu, présente des excuses publiques, qualifiant l’étude de « regrettable et indéfendable ». L’étude n’a jamais été publiée en raison de la multitude de violations éthiques. Selon le Washington Post, Tudor était désolé pour les dégâts causés par l’expérience et est retourné à l’orphelinat pour aider les enfants avec leur élocution.
Aujourd’hui, il est facile de condamner une expérience menée il y a plus de 80 ans, dans un contexte où les normes éthiques n’étaient pas aussi strictes qu’elles le sont aujourd’hui. Pourtant, le Monster Study reste un symbole tragique des dérives possibles dans la recherche scientifique. Si l’étude de Wendell Johnson visait à mieux comprendre le bégaiement, elle a surtout montré l’importance capitale des mots et de la manière dont ils façonnent l’avenir des enfants.
Il nous faut aussi retenir que les critiques répétées et injustifiées ne sont pas seulement une source d’angoisse temporaire. Elles peuvent durablement affecter la trajectoire d’une vie entière. La bienveillance dans l’éducation, et même dans la vie professionnelle, est alors cruciale. Nos paroles ne sont pas anodines, elles construisent ou détruisent. Encourager quelqu’un dans son travail, ses efforts, souligner ses progrès plutôt que ses erreurs, peut transformer un enfant hésitant en un adulte épanoui et sûr de lui. À l’inverse, des mots mal choisis, même sans intention malveillante, peuvent laisser des séquelles psychologiques profondes.
Une leçon toujours d’actualité
Le Monster Study est un avertissement, non seulement pour les chercheurs, mais pour tous ceux qui interagissent avec des enfants ou des adultes en développement. Nos mots comptent, et ils doivent être utilisés avec précaution et compassion. L’éthique n’est pas seulement une règle à suivre en science, c’est une responsabilité morale que nous portons tous dans nos interactions quotidiennes.
En repensant à cette expérience tragique, nous devons nous rappeler que nos paroles, critiques ou encouragements, façonnent des vies.
« La Monster Study a pu montrer que le bégaiement n’est pas qu’une disfluence. Ça, c’est la face émergée de l’iceberg. Le bégaiement est aussi lié aux sentiments négatifs qui viennent se greffer à ce trouble : la frustration, la peur de prendre la parole en public, le sentiment d’être constamment jugé… » explique Fabrice Hirsch, spécialiste du bégaiement et chercheur à l’Université Paul-Valéry et au CNRS.
Sylvain Gammacurta