Didier Pleux, docteur en psychologie du développement et psychothérapeute de renom, explore avec profondeur les dilemmes et paradoxes de l’éducation contemporaine dans ce livre de 2017 intitulé : Le complexe de Thétis paru chez Odile Jacob. Dans les années 1980, l’auteur se forme aux approches cognitives avec Albert Ellis, généralement considéré comme l’un des premiers promoteurs et développeurs des thérapies cognitives et comportementales (TCC).
Il travaille principalement sur le nécessaire entre “plaisir et réalité” et depuis plusieurs années il émet l’hypothèse que l’intolérance aux frustrations serait à l’origine de nombreux dysfonctionnements psychologiques contemporains.
Directeur de l’institut français de thérapie cognitive et auteur de plusieurs essais marquants (de l’enfant roi à l’enfant tyran, les 10 commandements du bon sens éducatif, un enfant heureux), Pleux y aborde le défi fondamental auquel font face les parents modernes : comment allier protection et préparation, plaisir et résilience, bienveillance et cadre structurant ? S’appuyant sur un constat clair et documenté, il observe que certains parents, en cherchant à préserver leurs enfants de toutes contrariétés, les exposent paradoxalement à des vulnérabilités croissantes face aux exigences de la vie. Loin de condamner les approches “bienveillantes” héritées des figures emblématiques comme Maria Montessori ou Françoise Dolto, il propose à mon sens une vision complémentaire, nuancée et enrichie.
Rappelons effectivement que Maria Montessori a évidement raison de vouloir accommoder l’environnement et l’enseignement adulte au tout petit lorsqu’elle perçoit les aberrations éducatives du début du 20e siècle.
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En permettant à l’enfant de faire régulièrement ses propres choix et d’expérimenter, la méthode Montessori renforce l’estime de soi, la capacité de prendre des décisions tout en stimulant la motivation intrinsèque. Pour que l’enfant développe son potentiel, au rythme adéquat, il a besoin d’un environnement soigneusement préparé, adapté à sa taille et à ses capacités.
Si l’auteur admet donc volontiers les bénéfices concret de l’éducation positive, il considère néanmoins que celle-ci, appliquée de manière dogmatique et sans nuances, risque d’engendrer des comportements inadéquats, liés à une faible tolérance à la frustration.
C’est donc à travers une série de dialogues que l’auteur déploie le concept de tolérance à la frustration, essentiel dans la formation d’adultes résilients et autonomes.Cette réflexion n’est pas une remise en question brutale, mais davantage une invitation à questionner certains excès, pour éviter que les désirs hédonistes immédiats ne deviennent un obstacle au développement d’une résilience authentique et durable.
Qu’est-ce que le complexe de Thétis ?
S’inspirant du mythe grec de la déesse, Thétis, qui tenta de rendre son fils Achille invincible en le plongeant dans les eaux du Styx. Pleux utilise cette image afin d’illustrer une dynamique de surprotection qui tend paradoxalement à fragiliser plutôt qu’à renforcer. Dans la mythologie, la mère cherche à préserver son fils de tout danger ; mais dans la réalité, cette surprotection équivaut souvent à une éducation dénuée de confrontation avec l’adversité donc la réalité.
Selon l’auteur, ce « complexe de thétis » caractérise un modèle parental dans lequel les contrariétés, les limites, les difficultés et les frustrations sont systématiquement écartés au profit de conforts et plaisirs immédiats, perçu comme indispensable au bien-être de l’enfant. Or, explique-t-il, les enfants grandissant dans ce cocon trop protecteur, s’ils se sentent bien dans l’immédiat et renforcent leur estime, deviennent plus vulnérables lorsqu’ils sont confrontés aux réalités de la vie hors du cocon.
En évitant toute source de déplaisir, les parents ne leur offrent pas l’opportunité de développer une compétence essentielle : la tolérance à la frustration.
Cette capacité à supporter les contraintes et à différer les satisfactions est, selon Pleux, un levier crucial afin d’aborder la vie adulte de manière équilibrée et résiliente.
Tolérance à la frustration : vers un équilibre entre plaisir et réalité
Parfois nos enfants ont besoin d’un changement philosophique : je ne peux parfois, voir souvent, qu’accepter le réel soit hors de ma volonté. La vie est, elle ne doit pas être.
Au cœur de la réflexion de l’ouvrage se trouve le concept de tolérance à la frustration, qu’il décrit comme un équilibre nécessaire entre le principe de plaisir et le principe de réalité, tels que formulés par Freud.
Selon le principe de plaisir, l’individu cherche naturellement la gratification immédiate et évite ce qui est désagréable ou contraignant.
Néanmoins, ce principe se heurte inévitablement à des contraintes inhérentes à la réalité sociale et personnelle, qui imposent des limites et ajustements inévitables. Freud nommait cela le « principe de réalité » : une adaptation indispensable pour permettre à l’individu de fonctionner dans un monde où il n’est pas seul et qui ne se plie pas toujours à ses désirs.
Pleux s’appuie donc sur cette dialectique pour souligner que, contrairement à une éducation surprotectrice qui cherche à épargner toute contrariété, il est essentiel d’initier les enfants à accepter certaines frustrations. Cette exposition mesurée aux déplaisirs permet de forger leur capacité à réguler leurs émotions et à se confronter aux défis de l’existence avec sérénité et détermination.
Une éducation qui valorise à l’excès le plaisir et la satisfaction immédiate risque, selon lui, de préparer des adultes qui auront du mal à surmonter les inévitables contraintes de la vie, car non entraînés à différer leurs désirs, à accepter les désagréments ou à ajuster leurs attentes de manière réaliste.
Une éducation positive, mais non naïve : plaidoyer pour la nuance
Dans le complexe de thétis, Didier Pleux ne s’oppose pas aux principes de l’éducation positive et bienveillante, les enfants ont besoin d’être considérés comme des sujets à part entière, d’être aimés et accompagnés dans leurs émotions, ceci est indéniable.
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Néanmoins il en questionne les applications les plus radicales et dogmatiques. Ainsi, il reconnaît les apports indéniables des approches de Montessori ou de Dolto, qui visent à autonomiser l’enfant, à l’écouter et à respecter ses émotions.
Pour autant, il défend également l’idée que ces démarches, en s’appuyant uniquement sur le bien-être de l’enfant et la recherche de sa satisfaction immédiate, risquent d’entraîner des effets indésirables, en particulier un affaiblissement de la capacité de l’enfant à s’adapter aux contraintes et aux frustrations.
Selon Pleux, la bienveillance ne doit pas être synonyme de permissivité excessive.
Une éducation nuancée et équilibrée doit inclure des exigences et des limites, sans pour autant devenir ou redevenir totalitaire. Cela implique que les parents et les éducateurs posent des repères clairs, et apprennent aux enfants à comprendre et accepter les contraintes de la vie quotidienne. C’est un modèle dans lequel la structure et le cadre sont valorisés autant que l’autonomie, un espace où les règles sont perçues comme des aides pour l’enfant, et non comme des restrictions arbitraires.
La thérapie cognitive : une approche résolutive de l’intolérance à la frustration
Dans sa pratique clinique, Didier Pleux observe fréquemment des manifestations des « pathologies de la frustration ».
Ces comportements se traduisent généralement par une impulsivité, une irritabilité, voire des accès de violence face aux contraintes.
Plutôt que de se concentrer exclusivement sur les origines de ces comportements, Pleux prône une approche résolument inspirée des thérapies cognitives et comportementales. Cette approche, axée sur la gestion active des émotions, vise à aider les individus à modifier leurs perceptions et à tolérer les frustrations, favorisant ainsi un rapport plus serein à la réalité.Le confort d’une pensée jamais “disputé”, c’est à dire sans échange d’arguments contradictoires sur un sujet donné, ne fait que s’ancrer un peu plus dans notre psychisme et se rigidifie peu à peu, au point de devenir une croyance absolue, si ce n’est incontestable.
Pour autant, il ne s’agit en rien de renier les valeurs de vie du patient, elles sont l’expression existentielle de son histoire, mais d’en faire “une philosophie du souhait”. Ainsi les personnes remettent peu à peu en cause et transforme subtilement des demandes folles ou impossibles en préférence.
À travers cette perspective, le complexe de Thétis propose un changement de paradigme thérapeutique : il ne s’agit plus simplement de comprendre les causes du mal-être, mais de s’exercer activement à accepter (sans se résigner forcément) et agir de manière plus adaptée face aux déplaisirs de l’existence.
L’auteur encourage ainsi à une forme de « rééducation » émotionnelle, où la frustration n’est plus vécue comme une atteinte personnelle, mais comme un élément nécessaire du développement. Pour lui, la résilience repose sur la capacité à transformer ces moments de contrariété en occasions de croissance, plutôt que de se laisser accabler par eux. Quand les émotions (re)deviennent appropriées nous discernons au plus près la réalité, nous l’acceptons et nous obtenons en cela un véritable bonus en relativisant les événements difficiles de la vie.
Conclusion : vers une éducation harmonieuse et pragmatique
L’approche de Didier Pleux et la thérapie des schémas précoces inadaptés de Young partagent à mon sens un axe central : la nécessité d’un cadre aimant mais également structurant pour l’enfant, qui est essentiel à son développement psychologique, social et émotionnel.
Au cours de l’ouvrage, l’intolérance à la frustration est souvent brandie pour décrire un comportement impulsif ou violent. Pour ne pas en faire un jugement, il convient de revenir aux sources de ce concept, développé par Albert Ellis. Loin d’être un trouble en soi, l’intolérance à la frustration est un processus transdiagnostique et un levier thérapeutique intéressant.
Dans Le Complexe de Thétis, l’auteur explore comment une parentalité trop protectrice ou indulgente peut entraver l’autonomie de l’enfant, en érodant sa capacité à affronter les défis du monde extérieur. De mon point de vue, ce phénomène s’aligne avec le schéma de Dépendance/Incompétence de Young, qui suggère que des enfants surprotégés peuvent parfois internaliser la croyance qu’ils ne sont pas capables de prendre soin d’eux-mêmes.
Ils manquent alors de confiance pour gérer certaines tâches de la vie quotidienne ou pour prendre des décisions autonomes, ce qui, à terme, peut possiblement les enfermer dans un cycle de dépendance excessive aux figures d’autorité ou de soutien.
Ce manque de confrontation à la frustration, essentiel pour construire la résilience, risque de créer des adultes incapables de supporter les contrariétés et les défis inévitables de la vie, comme Young le souligne également dans le schéma de Contrôle de soi/Autodiscipline insuffisants.
En somme, je pense que le complexe de Thétis est un très belle ouvrage que je vous encourage vivement à lire. Il invite à repenser l’éducation en intégrant des nuances essentielles. Les explications y sont claires, les exemples très démonstratifs et nous renvoient parfois à nos propres expériences. Si l’éducation bienveillante et positive a ouvert de nouvelles perspectives, elle ne doit pas faire l’économie des contraintes indispensables pour un développement harmonieux de l’individu et d’une société.
Les capacités de tolérance à la frustration, loin d’être de simples éléments optionnels, apparaissent ici comme des compétences cruciales, sans lesquelles l’individu peine à s’adapter et à évoluer dans un monde complexe, souvent contraignant et surtout imprévisible.
Pleux rappelle ainsi que la parentalité ne consiste pas seulement à aimer et protéger, mais aussi à préparer.
Il met en garde contre les dangers d’une approche éducative centrée uniquement sur le plaisir immédiat, et plaide pour un modèle plus équilibré, où le plaisir et la contrainte se complètent pour permettre à l’enfant de s’épanouir en adulte capable, autonome et résilient. À travers cette réflexion, il offre aux parents et éducateurs une vision éclairée et pragmatique, une philosophie de l’éducation qui allie bienveillance et exigence, plaisir et responsabilité, pour le bénéfice de l’enfant et mais aussi de la société.
Sylvain Gammacurta