Jean d’Ormesson, Guide des égarés : manuel de savoir-vivre à l’usage de ceux qui s’interrogent sur les mystères du monde
Et si l’errance était une grâce ? Et si, dans un monde privé de repères, la sagesse consistait à consentir à l’incertitude plutôt qu’à la dissiper ? Dans son petit livre Guide des égarés, limpide et profond, Jean d’Ormesson signe un véritable manuel de savoir-vivre à l’usage de ceux qui s’interrogent sur les mystères du monde, un livre simple, mais traversé d’éclats lumineux et poétiques qui touchent au cœur de notre condition humaine.
À la question « Que faisons-nous là ? », ce petit livre ne prétend pas apporter de réponse définitive, mais seulement « quelques indications brèves sur les moyens de tirer un peu de plaisir et, si possible, de hauteur » de notre passage sur Terre.
L’émerveillement lucide
Paru en 2016 aux éditions Gallimard, le “Guide des égarés” reprend un titre emprunté au philosophe et médecin juif Moïse Maïmonide. Mais Jean d’Ormesson, avec sa plume souriante, ne se prend ni pour un maître ni pour un prophète. Il se tient parmi nous, du côté de ceux qui doutent, cherchent et s’étonnent. « Nous sommes tous des égarés », affirme-t-il dès les premières lignes. Égarés non pas parce que nous aurions perdu un chemin, mais parce que nous n’avons jamais eu de carte fiable pour l’existence.
La vie, pour lui, n’est ni une énigme à résoudre, ni un destin à subir. Et c’est dans cette brièveté, dans cette démesure même, que surgit l’émerveillement : nous sommes là, vivants, conscients, capables d’aimer et de penser et cela est déjà un miracle.
Selon l’auteur, vivre, au fond, n’est rien d’autre que mourir à petit pas, dans un futur aussi inévitable qu’imprévisible. « Les hommes font l’histoire », rappelait Raymond Aron, « mais ils ne savent pas l’histoire qu’ils font. »
Ainsi errons-nous, acteurs aveugles d’un drame que nul n’a écrit pour nous.

Une sagesse de l’incertain
Au vue du titre, le lecteur pourrait s’attendre à une pensée désespérée. Il n’en est rien. D’Ormesson adopte le ton léger et poétique qui le caractérise. Malgré un savoir conséquent, il ne nous enseigne rien, et c’est, à mon sens, sa force : il partage. Il nous offre un regard, une façon de s’incliner devant le mystère. Sans dogme, sans système, sans volonté de convaincre.
L’auteur aborde ce que j’aime nommer des « mots-étendards » comme « liberté », « mal », « bonheur » etc…qui condensent des réalités multiples selon nos grilles de lecture et peuvent rapidement devenir des pièges idéologiques…Ce qu’il déjoue avec une finesse admirable.
Certes, il évoque Dieu, mais toujours à la manière d’un poète plus que d’un théologien. Dieu, ici, n’est pas le maître des réponses, mais l’énigme des énigmes, celui qui, peut-être, selon nos croyances, rend possible cette prodigieuse alliance entre l’infime et l’infini. S’il y a une foi dans ces pages, elle n’est pas doctrinale : elle est confiance dans la beauté du réel, dans l’Amour, même tragique.
Dans ce monde incertain, beauté, vérité, justice ressemblent à des songes, des mirages fascinants dont nous poursuivons la trace avec passion, tout en sachant leur nature illusoire, inaccessible. Peut-être est-ce pourquoi, au-delà de la vérité, il y a l’Amour : non pas l’amour sentimental, mais l’amour comme force d’accueil, comme abandon à l’autre. Il vaut parfois mieux aimer en silence que professer sa vérité à voix haute. Car ce que l’on gagne en exactitude, on le perd souvent en bonté.

L’amour, cette vérité plus grande que la vérité
« L’amour fait tourner la Terre…il tient ensemble un monde qui se briserait sans lui…Il rapproche les vivants. Il se souvient des morts. Il élève vers Dieu. » p.101
C’est là, dans cette tension entre clarté et mystère, que se tient la vision de Jean d’Ormesson. Dieu, pour lui, n’est pas un système. Il est mystère lumineux, souffle d’espérance, capable d’englober tous les mystères et toutes les douleurs humaines pour, peut-être, en transfigurer l’amertume en lumière.
À mesure que l’on avance, une seule conviction semble émerger : le seul savoir véritable est un savoir d’amour. Il vaut mieux aimer que savoir, mieux accueillir que définir. Car les concepts passent, les théories s’effondrent, mais l’élan vers autrui, la bonté muette d’un regard ou d’un geste, disent quelque chose d’essentiel sur notre place dans le monde.
Ce manuel ne nous enseigne donc pas comment penser, mais davantage une boussole pour habiter l’existence avec bienveillance certes, mais surtout avec cette forme d’élégance spirituelle que l’auteur incarnait si naturellement. Une sagesse non pas de l’ascèse ou de la règle, mais du regard libre.
Une forme brève, un souffle long
En à peine cent pages, l’auteur condense une vision du monde et des thèmes majeurs de notre existences : L’étonnement, l’angoisse, le mystère, la science, la vérité , l’amour, la justice, Dieu… Ce n’est ni un traité, ni un roman, ni un essai traditionnel. C’est un compagnon de route. À lire et relire dans les moments de doute, quand l’époque se fait opaque et que le sens semble se retirer du monde, idéal donc pour cet été…
L’originalité de ce livre réside dans sa manière de réhabiliter l’égarement. Être perdu n’est plus une faiblesse, mais une condition fondamentale. Nous sommes égarés parce que nous sommes humains. Il ne s’agit pas de retrouver un chemin perdu, mais de consentir à cette errance, d’en faire une sagesse. L’ignorance devient ouverture. L’incertitude, une forme de liberté.
Avec des mots simples, Jean d’Ormesson nous rappelle que vivre, ce n’est pas comprendre, mais plutôt consentir à être. Ici penser, ce n’est pas dominer, mais se tenir au seuil du mystère. Que l’on peut être perdu sans nécessairement être désespéré. Et que la lucidité, quand elle est traversée d’amour, devient une forme de lumière nous indiquant comment tirer un peu de plaisir et de hauteur dans ce monde où nous avons été jetés malgré nous.
Article sur le désespoir : La Maladie à la mort de Kierkegaard : L’épreuve fondatrice du désespoir et le irrationnel saut vers la foi
Pour conclure : un livre humble, une clarté précieuse
Le Guide des égarés n’apporte aucune réponse définitive et cela fait un bien fou. Mais il fait partie de ces rares livres qui nous aident à mieux formuler nos questions et à vivre avec elles. Dans un monde saturé d’opinions, de certitudes bruyantes et de jugements tranchés, cette voix tranquille, douce, presque chuchotée, nous dit autre chose : que nous ne sommes pas seuls dans notre égarement, que les tensions sont vivables, même appréciables.
Et que dans cette solitude partagée, il y a peut-être déjà un peu de lumière.
Un livre à offrir à ceux qui doutent, à ceux qui cherchent, à ceux qui aiment. Autrement dit : à chacun de nous.
Vous procurer ce livre : https://www.gallimard.fr/catalogue/guide-des-egares/9782072694363
Sylvain Gammacurta